Patrick Pleutin
L’orbe du Cercle, au fil des peintures pour les 100 ans du Cercle des nageurs de Marseille
 
Le monde sauvage

Le figuier de Barbarie écorche le regard. Il a des arêtes de poisson. C’est l’oursin du soleil. Il souligne le côté barbare de la beauté ; le côté insistant de ce qui ne se plie pas à la forme du regard. Le rocher grec et les figues barbares, le poulpe proche les imite. Parce qu’il sent qu’il leur ressemble.
Quand on nage dans ces parages, on réveille un monde sauvage, immunitaire.


Le parti pris des choses

Le Cercle n’est pas dessiné, il n’est pas représenté : il est mimé. L’art du mime consiste à incorporer en silence la rumeur du monde et à se laisser approcher par sa façon de confondre en elle l’essentiel et l’accessoire, la partie et le tout. Pour le mime, tout est également important. Mimer n’est pas imiter. Les images‑mimes ne ressemblent pas à ce qu’elles empruntent aux choses qui les entourent. Elles les réverbèrent en se fondant en elles. Ce sont donc plutôt des gestes que des images. En latin, le geste « porte », au sens à la fois du port comme tenue et du soutien qui enlève un poids. Le geste de peindre porte avec lui la décision de ne pas découper le monde, pour le laisser venir comme un tout indivisible. L’humain et les éléments, les personnes et les choses, perdent leur signification propre et leurs différences. Ils ne font plus qu’acte de présence. Le Cercle des Nageurs a été peint « à la présence », dans un immense parti pris des choses. La ville, les espaces alentour viennent s’y confondre et s’y marier, en tout et pour tout.


L’insouciance

Les souvenirs du Cercle ont quelque chose d’insouciant. Leur magie tient au fait qu’ils sont vrais parce qu’ils ne renvoient à rien d’autre que la vie où elle est. Ils occupent le bord de l’eau, ils gardent le rocher. Ils sont hypnotiques. Peut‑être parce qu’ils ne cachent rien. Un souvenir ne cache rien. C’est ce qui fait qu’on peut le peindre. En le peignant, au lieu de le dire, on le laisse où il est, dans la façon qu’il a de ne pas se quitter. La mer aussi se définit comme quelque chose qui ne se quitte pas.


Éclaboussures

Les peintures vont aussi vite que le réel. Ce qu’elles en saisissent ne montre pas ce qu’il est mais seulement qu’il est. Elles ne représentent pas les choses mais disparaissent dans leur apparition. D’où le fait que ce qui reste après leur passage n’est pas un récit, une histoire, mais l’exhibition du fait qu’elles ont été là. Du match de polo demeurent les éclaboussures.


Entendre l’existence être

Ce sont des images sonores. Elles fredonnent le bruit de fond des bassins. On y entend les appels des moniteurs, le fracas des plongeons, celui de la course et de la lutte avec l’eau. Mais on ne lutte pas avec l’eau ; on se confond avec elle. On entend la confusion des corps avec ce qui les éclabousse. La peinture est une bête sauvage. Elle est comme l’eau dans de l’eau. Et on l’entend en même temps qu’on la voit parce qu’elle est entièrement ouverte. Douce panique de l’écoute originelle : on entend l’existence être, comme l’enfant dans le ventre de la mère.


Naître

Dans l’empathie, les choses sont là avant d’être déterminées. Elles sont contemporaines de leur apparition. Elles collent à un temps devenu océanique et sans bords ; d’où l’éclaboussure. Elles sont liquides. Elles ont lieu en même temps qu’on les voit, c’est‑à‑dire juste un peu avant. C’est ce que les baigneurs du Cercle viennent trouver sur le rocher du Catalan : comment c’est lorsque ça ne quitte pas le moment où ça naît.


Le sourire de la championne

Cent fois une fois. On entre dans le temps sans le diviser. Il est complet à chaque fois. Il flotte sur lui‑même comme sur son centre, au fur et à mesure. Lui aussi est un cercle, au fond, pour cette raison. Ce qui arrive ne passe pas mais se présente comme le geste d’être contenu dans le spectre d’un moment. Chaque maintenant constitue en lui‑même une seconde chance du temps, le passage d’un fantôme à venir. Un fantôme joyeux parce qu’il ne vieillira plus, à jamais. Un éternel présent hante nos images comme l’expression de la plus grande proximité dans l’infranchissable distance. La future championne est dans les bras de sa maman. Elle s’abrite dans son sourire. La bienveillance fantôme continue de produire son effet. Les images ont creusé dans l’air la forme de nos souvenirs et se sont confondues avec eux. La circonférence de leur cercle est partout. Elle leur tient lieu de centre.


Maintenant

Le temps des anniversaires est le présent. C’est ce qui fait qu’il ne finira jamais. Ce que l’on oublie n’est pas le passé mais, maintenant, ce qu’il y a à chaque fois d’étrange dans le simple fait pour les choses d’avoir lieu. Au fond, ce qui reste dans une image, c’est le côté inoubliable du fait d’avoir existé. « On ne se souvient pas d’avoir duré, on se souvient d’avoir été » (Bachelard). L’éternité n’a lieu qu’une fois, mais sans cesse. Elle est inoubliable tout le temps.


Atmosphère

L’expression juste passe par les corps. Elle n’exprime pas un état mais une atmosphère, par résonance. Ce qui résonne autour des baigneurs, et avec eux, c’est la présence continue du monde, à cet endroit, depuis un temps immémorial. Les nageurs sentent qu’ils se baignent dans « la mer allée avec le soleil ». La mer allée, mais jamais partie.


Le cercle dans l’image

Le Cercle est devenu une image. Il trace la figure des limites de la ville en l’orientant vers la mer. On vient s’y montrer, mais il résiste. On n’en sort pas tout à fait le même. La comédie s’y fait plus profonde : elle s’oublie dans l’accord païen de la terre et du pied. Marseille est la gardienne du vieux paganisme. Elle ne croit pas en rien mais en toute chose, pourvu qu’elle soit. La joie du ciel sans angle, le vent sur le rocher sont les colonnes du temple. L’immortalité y a lieu avant. D’où son côté enfantin : l’autre monde est toujours déjà là. Cent images dessinent l’espace où ce que l’on voit est peut‑être, un moment, le dieu.


Toute une joie secrète

Ce qu’on ne voit pas dans l’image, son hors champ, c’est le vaste temps qui l’habite. L’éternel retour du face‑à‑face avec la mer. D’où la joie secrète qui anime le bruissement des baignades, le murmure ou le vacarme des conversations, des allées et venues de la ville à la mer, le théâtre de la nudité, le silence des apnées. La clôture bienheureuse n’est plus une illusion. Elle bâille sur son temps suspendu comme un cordon ombilical excentrique.


La plage des amoureux

La plage des amoureux abrite une grotte, à l’origine. Maintenant, c’est une grotte à ciel ouvert. Une image renversante. C’est un trou de mémoire hypermnésique, une courbure de l’espace. Orphée y ramène Eurydice à la vie, au jour le jour. Le bord de l’eau ne cache rien. Il n’y a pas de secret de l’abîme marin. Nous en venons et nous l’avons emporté avec nous. Notre corps est une outre salée. Sur la plage des amoureux le fond de la mer est en surface. Rien n’est pas là. Ce pourrait être la devise du Cercle.


Les thermes

C’est aux thermes antiques que les bassins font penser. Au loisir, à l’otium, à ce qui se tient hors du commerce. À la fin, ils triomphent même des compétitions qui s’y livrent. Le défi est lancé à l’espace et à la saison, autant qu’au chronomètre. Dans les thermes, on prend la mesure d’une certaine désinvolture nécessaire à la noblesse des présences. Être nu est un pharmakon, un remède. Il n’y a plus de différence entre le dedans et le dehors. La peau devient ce qu’il y a de plus profond. Tout ce que l’on fait devient un pèlerinage sur place.
 
Alain Chareyre‑Méjan

Philosophe, est professeur à l'université d’Aix‑Marseille, ancien élève du lycée Saint‑Charles. Dans une autre vie, à Callelongue, le célèbre « Ficelle » a encouragé sa vocation naissante de chasseur sous‑marin.
 
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