Patrick Pleutin
textes
Saisir un jaillissement de vies et de couleurs
 
À la rencontre de la pensée archipélique

La nourriture et la cuisine sont des axes narratifs et dramaturgiques. J’ai choisi de tisser des correspondances entre les marchés que j’ai visités sur la route terrestre de la soie de Bâmiyân, en Afghanistan, et ensuite sur la route maritime des épices de l’île de Pâques, sur les traces de l’écriture poétisée d’Édouard Glissant  à la rencontre de Rapa Nui. J’ai tenté de nouer un fil à partir des impressions de terrain et un faisceau de correspondances entre ces deux grandes routes commerciales terrestres et maritimes, jusqu’à l’île de Madagascar. Durant ces quelques jours de résidence d’artiste à Madagascar, en déambulant dans la ville de de Tananarive, je vais peindre tout ce qui est là, devant mes yeux : les femmes, les hommes, la cuisine, la table, la nourriture, les paroles… Mon parti pris est d’aller à la rencontre des artisans, des marchands ; de la pensée archipélique pour révéler son chant choral, son essence, son élan, sa vigueur. Dans son brouhaha, ses arythmies, son verbe multiple et sa folie douce. Son dérangement constant, son déséquilibre joyeux. Voici l’univers des marchés iodés et sanguins, novateurs et classiques, livrés dans un jaillissement de vies et de couleurs. Il y a là les échoppes d’un quartier de Tananarive, lieu de socialité, où s’exposent les fruits du travail des humains, les nourritures qui assurent leur subsistance et par lesquelles se perpétuent les cycles de la vie. Ces échoppes sont des tanières d’ombre d’où émerge toute une population cavernicole de fruits, de légumes, de viandes, de crabes vivants, de chevaquine rouge, de crevette d’eau douce séchées, de poissons écailleux. Je les peins en direct avec gourmandise, comme si mon regard se précipitait sur eux. Je saisis avec mes feutres, mes encres, mes gouaches ces moments de vie. Sur les marchés et partout dans la ville, dans les rues où les fournisseurs-artisans sont basés. Je dessine des ingrédients culinaires venus des quatre coins de l’île de Madagascar. La plupart ne sont pas connus, et mes peintures seront relayées par les textes de l’écrivaine malgache Niry Ravoninahidraibe. Elle m’ouvre son champ de connaissances et partage ses recettes avec ces produits aux noms et aux formes souvent magiques. Je retrouve Rebeyrolle, au détour de cette gourmandise que je partage avec lui. Les peintures sont réalisées de façon libre et précise sur mes carnets de papier kraft, utilisé dans sa couleur naturelle, ce qui leur confère une proximité familière. Le kraft est également utilisé pour envelopper les produits du marché. Ces espaces insulaires créent une dramaturgie : au travers des produits simples et bruts, des relations et des échanges. De même quand deux métiers manuels se rencontrent et travaillent de concert de leurs mains leurs matériaux – le boucher avec sa viande et le peintre avec ses instruments traditionnels. Avec mes peintures qui se créent sur le vif au marché d’Analakely, parfois je retrouve le peintre Paul Rebeyrolle, au détour de cette gourmandise que je partage avec lui. Rebeyrolle n’a jamais oublié les souvenirs rapportés de Madagascar. Il les a retranscrits sur de grandes toiles avec des étoffes, des plumes, du crin blanc venu d’Afghanistan et le noir de la vieille bourre de fauteuil ; il a trituré les mousses de polyester, a touillé des colles, des terres, de mailles de fer et de bois mêlés à ses pâtes et à ses pigments, en orgiaque volupté. Cela a abouti aux grands étals sensuels et odorants de la série « Tana » en 2001. Rebeyrolle a aimé se mêler aux artisans rencontrés dans le labyrinthe des échoppes d’un marché d’Antananarivo. Sa peinture saisissant ce réel dans toute sa cruauté provocante, dans son frémissement et sa couleur, son grain et sa texture, a établi une tension dramaturgique. « Un tableau c’est un mensonge organisé pour saisir le vrai », a-t-il dit. Les marchés de Tana seraient-ils pour Rebeyrolle l’expérience d’une transcendance vécue et imaginée dans la transformation de l’espace ? L’intensité de la substance transmutée, chaque dose de peinture émerge de ce magma et hurle sa présence, sa réalité. À Tana, Rebeyrolle saisit la vie du marché qui l’entoure, conscient jusqu’au bout que son geste de peintre est renforcé par son activité de guetteur. Les titres de ses toiles montrent la gourmandise intacte du peintre « Étal avec têtes de mouton », « Mofo », « Étal avec poulet et chair », « Anosisioa l’île du bien », « Ambohibao nouveau village », « Antanety la colline », « Poulets avec leur cage », « Le chien blanc ». Quand Rebeyrolle regarde l’étal du poissonnier, « la nage poissonne », cela veut dire que la substance n’est pas saisie seulement par les yeux mais par les dents, par les papilles » écrit Jean-Paul Sartre 2. Quand il peint, c’est le goût des marchés de Tana mangé qu’il couche sur la toile. Cette totalité n’est pas vue mais sentie, goûtée : les yeux de la langue. Je dérègle du jeu dans la peinture, à jeux ouverts. La partie n’est pas jouée. Mes peintures sont réalisées entre les étals et les pavillons des artisans du marché, ce sont des expériences pensées par les gestes des maraîchers, des éleveurs, des bouchers, des poissonniers, des vendeurs d’épices. Tout cela rythmé par la musicalité et les mots que l’écrivaine Niry Ravoninahidraibe nous offre ici. Liées à ses mots, mes peintures sont des incorporations des gestes des artisans. J’intègre les gestes des personnes qui m’entourent, et j’en témoigne Ici nous rendons compte de toute l’intelligence humaine et gestuelle : les mouvements esquissés, corporels, oculaires, lacrymaux, buccaux ; les souffles de vie de ces femmes et de ces hommes, de ces artisans en action. Le moteur de ma peinture, c’est le visible : je restitue au monde sa charge et, en direct, je rends vivante par le dessin la présence de l’humanité qui m’entoure. Je reçois le monde spontanément. Ici, je suis irradié, subjugué par les corps en présence et en acte. J’intègre les gestes des personnes qui sont là, qui m’accueillent et m’entourent, et j’en témoigne. Peindre est une prise de conscience qui me permet de bâtir une mémoire vivante dont l’adjuvant omniprésent est le rythme de ces gesticulateurs, gesticulatrices que sont les personnes avec qui je partage ces moments. Un processus d’interaction intense se joue entre nous. La peinture que j’applique prend corps en direct. Mes gestes de peintre, tout ce que je dessine, composent autant de saisies du réel qui font de moi un « anthropologue mimeur » h. Nos pratiques artistiques et artisanales, ici réunies, ne sont pas de simples « en face » du peintre. Ce sont avant tout des rencontres riches et précieuses parce qu’elles déplacent les lignes, elles retournent le sens des interrogations sur les représentations de l’espace géographique et humain qui m’invite à cartographier les gestes. Le chemin, c’est la présence, l’interprétation autour desquelles ma peinture s’articule. C’est un chemin plastique mais aussi de « vérité ». C’est-à-dire une éthique du sens de l’existence en général. Peindre, c’est vivre. Quand je peins, je suis frappé par la nécessité que j’ai de la « réelle présence ». Le fait d’être « en présence » nous unit ; c’est important par les temps qui courent, où d’aucun prône la distance. La présence est un des possibles face au retrait dans l’isolement imposé et dicté comme étant salutaire. Sur le marché d’Analakely, les artisans, les habitués, les passants d’un jour sont présents. Femmes et hommes sont ensemble. Et cette présence-là est irremplaçable pour un enrichissant dialogue interculturel.
 
Patrick Pleutin
13 avril 2021
 
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