Patrick Pleutin
textes
Pierre Cambon Fleurs de Bāmiyān réminiscences
 
Se sont évanouis les fées et les démons Quand jadis en l’étable est venu saint Remacle Et les moines ont fait ce si triste miracle La mort des enchanteurs et des gnomes des monts. Guillaume Apollinaire, Le guetteur mélancolique


Au cœur des « montagnes neigeuses », le site monastique de Bāmiyān, creusé à flanc de falaise, entre deux buddhas de taille monumentale, sculptés à même le roc, est orné de peintures (5e –7e s.). Celles-ci illustrent la rencontre des mondes iranien et indien aux temps de l’expansion de l’Iran sassanide (224–651) sur ses frontières à l’Est et de la diffusion du Bouddhisme, à l’époque post-gupta (6e–7e s.), vers l’Asie du nord-est, programme iconographique global dont la clé s’est perdue, à l’ombre d’un bouddhisme peut-être d’obédience royale, aux intentions pédagogiques et didactiques, missionnaires ou eschatologiques. Traces – Résurgences – Résonances – Transparences – fragments peints, des bribes de compositions apparaissent, se fondant dans la roche, au point que le regard se perd et peine à décrypter le thème, piégé par l’anamorphose et les jeux de lumière, quand la peinture disparaît dans la pierre ou quand celle-ci s’immisce, sans y être invitée, comme élément à part entière de la décoration. Par-delà le masque de l’iconographie, plaquée sur le décor, surgit un univers de formes abstraites, géométriques ou bien naturalistes – un herbier improbable relégué sur les marges, à la manière des tapisseries gothiques, dont l’origine renvoie, en partie tout au moins, aux peintures d’Ajanta dans le sous-continent indien et qu’on retrouve jusqu’en Asie centrale sur les murs de Quca, dans l’actuel Xinjiang ; un répertoire animalier importé directement d’Iran, sanglier à la tête coupée dans un médaillon emperlé, dont l’écho se retrouve sur les robes des dignitaires turcs du site d’Afrasiab ou dans les soieries retrouvées du cimetière d’Astana, dans l’oasis de Turfan, aux portes de la Chine ; autre thème issu du répertoire sassanide, décliné sur les reliefs de Taq-i-Bostan, celui des deux oiseaux qui tiennent un collier dans leur bec, là encore au centre d’un médaillon à motifs emperlés, un motif qu’on retrouve à Kyongju dans la péninsule coréenne à l’époque du Silla unifié (7e–10e s.), sculpté dans le granit. Plus inattendue est l’image du poulpe, qui rythme le plafond, dans un site qui s’élève à 2500 mètres, peut-être un souvenir lointain de Méditerranée comme le sont ces figures de chevaux ailés ou bien de femmes-oiseaux, quand les musiciennes évoquent l’Inde. Ce vocabulaire s’inscrit dans un cadre architectural, les motifs animaliers décorant le plafond au quadrillage quasi-mathématique, sur un mode régulier et très systématique, ou, pour ce qui est des rinceaux, de l’herbier réaliste ou rêvé, rehaussant un programme extrêmement codé, en vue peut-être de l’humaniser en lui donnant une connotation naturelle et terrestre. Les fleurs de Bāmiyān, infiniment fragiles, ont pourtant survécu dans ces hauteurs glacées, au cœur d’un centre caravanier où se croisent les marchands venus du Nord, de l’Ouest ou bien du Sud, dans cette vallée heureuse qui a vu le passage des hordes de Gengis Khan et les chaos récents. Elles sont restées, dans ce monde minéral à la lumière intense, modestes et incongrues quand les peintures s’effacent par la folie des hommes et par l’effet du temps. Elles témoignent d’un temps où l’inspiration démarque la Nature, où l’art rupestre est toujours nostalgique de l’architecture de bois, à la manière indienne, mais selon d’autres codes. Les meilleurs exemples en sont ces plafonds à laternendecke où les poutres retranscrites dans la roche s’empilent en quinconce pour faire la couverture jusqu’à ne plus laisser que l’ouverture finale évoquée par un dôme, le puits du ciel, écho de ces tentes de nomades et de l’ouverture par laquelle s’échappe la fumée, qui fait communiquer le ciel avec la terre – soit le souvenir transcrit à même le roc d’une architecture propre au monde himalayen, de l’Afghanistan au Cachemire, mais que l’on trouve aussi en Asie du nord-est, dans la péninsule coréenne, au royaume de Koguryo, au point que l’interprétation oscille entre une vision atemporelle et l’approche historique, comme si la diffusion de ce type de structure, relativement délimitée dans le temps, répondait en fait à l’extension de l’empire centre-asiatique des Turcs occidentaux (552–630). Bāmiyān est au sens propre un carrefour ouvert à tous les vents, un carrefour ouvert à tous les mondes, à tous les conquérants, un écrin où les formes apparaissent, s’effacent et ressurgissent au hasard de la roche ou des jeux de lumière, au hasard du regard qui reconstruit toute la beauté du monde, juste le temps d’un rêve, ou d’une reconnaissance. Gengis Khan a fait passer au fil de l’épée tous les êtres vivants de la vallée de Bāmiyān, après la mort de son fils, tué dans une embuscade, sans toucher aux buddhas. Ceux-ci ont disparu en mars 2001, premier acte d’une guerre des images et d’un terrorisme médiatique, où la communication se fait dès lors par de nouveaux canaux, même si la cible est la même, semer l’épouvante et la peur indicible pour briser toute résistance possible. Les fleurs de Bāmiyān, pourtant, ont survécu malgré leur fragilité et leur délicatesse, peut-être à cause de leur insignifiance, même si elles sont la part du rêve, témoin de la fierté de vivre et de la création. Résonances – Résurgences – Transparences, le monde n’est qu’illusion dans la cosmologie bouddhique. La falaise de Bāmiyān est là pour mieux en témoigner, tout en soulignant au vu de son décor la gratuité du Beau à travers la silhouette élégante d’une plante aux allures d’arabesque, la fragilité d’une nature éphémère et fugace, qui, cependant, résiste comme le soulignent ces arbres qui ploient sous leur masse de fruits ; tout en soulignant enfin que l’humanité est d’abord faite de rêves, d’histoires et de légendes, au point que même les moines bouddhistes se sont crus obligés d’humaniser à la marge un discours, souvent passablement austère, que symbolise le stupa commémorant le parinirvana du Buddha, coupole pleine, juchée au sommet d’une volée d’escalier, entourée d’oriflammes, qui avec le temps suit un plan cruciforme. D’où ces quelques fleurs jetées de manière très gracieuse au hasard des peintures ou ce répertoire animalier purement décoratif, dont la présence à priori ne semble guère s’imposer pour illustrer un dogme qui prône le renoncement et le retrait du monde, l’arrêt de la chaîne des causes et des effets, la fin du désir et de tout attachement.
 
Pierre Cambon
conservateur en chef
collections Corée, Pakistan/ Afghanistan
musée national des arts asiatiques‑Guimet

le 8 janvier 2019
 
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Saisir un jaillissement de vies et de couleurs
Bernard Muntaner Bāmiyān disparition et renaissance éphémère