Migrer mon regard dans la Ville‑Monde de Sarcelles
Je tente d’élargir et approfondir mon regard, en particulier ma vision de la ville monde de Sarcelles pour être capable d’étendre mon regard lors de déambulations. J’ai cheminé sur un rayon de plus de 5 km, guidé par Chantal Ahounou. Je l’ai suivi de surprises en surprises poétiques, tous mes sens en éveil. J’ai parcouru la cartographie de ce territoire en tissant par de nombreuses rencontres humaines des correspondances narratives et dramaturgiques. Mon regard se précipitait sur tout ce qui venait à moi. Il est temps que je me mette à table ( que je parle... ). Je suis un artiste au pinceau. Et les qalam que j’utilise, je les ai achetés lors d’une résidence d’artiste en Afghanistan au marché de Kaboul. C’est un instrument ou une prothèse qui fait corps avec le corps du peintre ou de l’écrivain. C’est le nom du roseau taillé en pointe pour écrire. Il s’agit aussi d’un terme latin ( Calamus ) et grec ( καλαμος ). Mais l’art de la ligne débute, dans la calligraphie, par l’art de la coupe : il faut savoir tailler le roseau comme il faut savoir choisir son pinceau. Je peins debout, la feuille de papier est posée sur le sol ou sur la table. Comme avec le qalam, il faut aller vite, sous peine de faire des pâtés de couleur en imbibant trop le papier. Comme dans un ballet de gestes inimitables qui révèle la grande présence de l’artiste à ce qu’il voit comme son absence à ce qui, dans l’instant, reste hors de sa vue. Entre absorbé par ce que l’on regarde, c’est absorber ce que l’on voit. L’artiste sait y faire, qui s’oublie dans le tableau de la ville monde, pour les 70 ans du grand Sarcelles.
Mais ma première rencontre fut avec Sergio. J’ai partagé des moments inoubliables avec lui. Son restaurant « Oh Sergio » est connu de Sarcelles à Paris pour son savoureux et célèbre Sandwich Boulettes dont il taira le secret.
Véridique ! il est succulent. J’ai rencontré Eddy et Laurence de la boucherie du coin, un lieu amical et familial. Un arrêt chez Pizza Tova pour rencontrer Sandra et Rony et apprécier la Parisienne, une pizza sans fromage avec une pâte savoureuse et colorée avec agrémentée de piments forts. Dans le prolongement de la rue Albert Camus, chez Bozen, c’est une immersion dans la cuisine japonaise, j’ai dégusté des poissons crus cuisinés au lait de coco. Chez Inoun, c’est un autre voyage, je suis accueilli par une kémia et un accueil tout aussi fraternel, et ensuite j’ai dégusté une entrecôte de bœuf maturée et saignante. Autres délices à la pâtisserie “ Oh Délices ” où, j’ai laissé libre cours à la gourmandise. Arrivés place de Navarre, avec Chantal Ahounou, nous fait une pause au Valéry, l’occasion de découvrir, face à nous les étals de couleurs de l’Exo Island, ses trésors de cannes à sucre et d’arbres à pain telles des réminiscences des marchés de Papeete. Sur la place de France, il s’agissait de peindre Istanbul jouxtant ses voisins du Palace Grill. En remontant vers les boutiques d’ici et d’ailleurs sur l’avenue du 8 mai, je peins le Mama en souvenir de mes créations dans les rues de Brooklyn. Je prends le tram et j’arrive dans le potager du Parc Kennedy face au Musée Jacques Henri‑Labourdette. À quatre pattes, rampant sur ma peinture à même la terre, je peins derrière les iris en fleur et les plants de tomates. Je saisis leurs ombres bleues au premier plan, faisant ainsi tressaillir les reflets des vitres du Musée qui par le jeu des couleurs imprègnent le papier Ingres. Ne faisant aucune reprise, je n’ai aucun recul, seul mon ressenti me porte dans ce, humide, pleins d’odeurs de feuilles aux parfums réconfortants et palpitants. Derrière moi, j’aperçois des familles qui pique‑niquent sereines sous les arbres. Un autre périple m’amène en bus vers le marché historique du Village, je suis saisi par de multiples émotions face à toute cette beauté provocante dans sa couleur, son grain et sa texture. Ici, je suis un guetteur insatiable. Je regarde, je ressens le soufre des substances aussi bien par mes yeux que par mes dents, mes papilles et mes narines. À même le sol en béton, je peins entre les allées, à même le sol en béton, et mes représentations sont des incorporations de tous gestes des artisans « en présence ». Cela implique pour moi d’être là au bon moment, d’improviser, mais aussi et surtout de saisir ce qui fait la spécificité de ce marché. Ensuite direction le Bistrot 3, chez Berna et Michael, J’ai rendez‑vous avec le Maire de Sarcelles, Patrick Haddad et son équipe, pour un déjeuner au cours duquel il sera question de la place des épices dans la cuisine méditerranéenne. Le marché de Lochères est un endroit fascinant, on y retrouve les cultures du monde. Je ne me lasse pas d’y revenir. Les étals proposent trois jours par semaine, toute une variété de fruits, de légumes, de poissons, de viandes, d’épices et autres merveilles. J’ai peint toute cette vie en direct et avec délectation. De nouvelles formes, de nouvelles harmonies de couleurs ont surgi, enrichissant l’atlas des sensibles que constituent cette série de dessins qui témoignent de ces rencontres. Des goûts et des couleurs ? C’est précisément ce à quoi je travaille en tant qu’artiste. L’acte de peindre me permet de rendre corps à ce que j’observe de mes yeux détachés des critères et des hiérarchies. Particulièrement attaché à l’art culinaire, j’apprécie son pouvoir de transformation, sa puissance métamorphique. Cuisiner, c’est à̀ la fois artificialiser, sublimer, les aliments en les accommodant et en les préparant pour leur consommation quotidienne ou festive. Il faut assembler les produits, déterminer les assaisonnements, être précis sur les cuissons pour faire ressortir toutes les saveurs en bouche. Enfin, il est indispensable de posséder l’art de dresser un mets dans une assiette.
Peindre, comme je le conçois, c'est observer et absorber. Je lève la tête, pose le qalam sur le papier qui boit et gonfle au contact de la couleur, les corps, lesustensiles, le végétal et l’animal L’artiste a des visions. Je réalise mes propres images mentales car je suis un alchimiste du réel. je donne naissance à̀ mes peintures, suite à la capture d’un moment, d’un lieu, de rencontres. Cuisiner et peindre sont des pratiques méditatives. Ce sont des expériences intérieures, des odyssées du dedans et du dehors. Surtout quand je crée de l’ailleurs dans l’ici, de l’autrefois dans le maintenant, je réalise une expérience. Je compose des suites qui viendront ‑ plus ou moins ‑ toucher celles et ceux qui, par goût, partagent l’espace du marché, comme à̀ celles et ceux qui, par la suite, par goût de la peinture, s’en font une idée à partir de ce que j’aurai, en un sens, dessiné. Mes visages peuvent être bleu, vert jaune. Le choix de l’intensité des couleurs heurte les représentations métaphysiques qui, dès l’antiquité, font du « bariolage » un désordre et une démesure.
Pourquoi simplifier le dessin ? Pourquoi utiliser librement la couleur ? Pourquoi voir le coup de pinceau ? Mes peintures ne ressemblent pas à ce qu’elles empruntent aux choses qui les entourent. Elles les réverbèrent en se fondant en elles. Ce sont donc plutôt des gestes que des images. Le geste de peindre porte avec lui la décision de ne pas découper le monde, pour le laisser venir comme un tout indivisible. Mes peintures vont aussi vite que le réel. Ce qu’elles en saisissent ne montre pas ce qu’il est mais seulement qu’il est. Elles ne représentent pas les choses mais disparaissent dans leur apparition. D’où le fait que ce qui reste après leur passage n’est pas un récit, une histoire, mais l’exhibition du fait qu’elles ont été là. Je ne travaille pas en milieu fermé ( l’atelier ) mais en milieu ouvert ( n’importe où ). Je suis un artiste vagabond qui emprunte toutes les routes et tous les chemins pourvu qu’ils suscitent sa curiosité. Je vais, çà et là, convertissant les expériences sociales en expériences visuelles, les pratiques culturelles en pratiques artistiques, en partage. En ce sens, je suis un artiste‑témoin. Je suis le témoin de rencontres riches et précieuses parce qu’elles déplacent les lignes, elles retournent le sens des interrogations sur les représentations. Le chemin de ma peinture, c’est la présence, l’interprétation, autour desquelles elle articule son chemin. C’est un chemin plastique mais aussi de « vérité ». Il faut le dire. C'est‑à dire une éthique du sens de l’existence en général. C’est fondamental. « Éthique » ne veut pas dire ici « morale » mais signale et accompagne une interrogation de ce qui en vaut la peine. Cela dégage l’horizon et apporte une certaine plénitude. Celle du vouloir vivre avec les autres. Peindre, c’est vivre. Le fait d’être « en présence » nous unit ; c’est important par les temps qui courent, où d’aucuns prônent la distance. À Sarcelles, dans la rue, les parcs, sur les marchés, les artisans, les habitués, les passants d’un jour sont vivants. Femmes et hommes sont ensemble. Et cette présence‑là est irremplaçable pour un enrichissant dialogue interculturel.
Patrick Pleutin
Fragments de conversation
avec les philosophes Seloua Luste Boulbina et Alain Chareyre‑Méjan
24 juin 2025