Lorsqu’une bibliothèque brûle, qu’un navire sombre, qu’un village s’écroule, il se produit un arrêt du temps pendant lequel notre rapport au monde est pétrifé. Toutes les questions et les réponses qui tentent de saisir l’insaisissable ne font que nous renvoyer à notre impuissance de témoin. Lorsque ce ne sont pas les éléments naturels qui détruisent l’existant mais les hommes qui abolissent sauvagement un passé pétri d’histoire et de culture, alors, d’autres hommes se sentent concernés et investis d’une réparation à offrir à ceux qui, comme eux, ont été pris de sidération par des actes barbares. Lorsque les talibans ont fait exploser le 11 mars 2001 les trois bouddhas à Bāmiyān, scène filmée et diffusée dans les heures qui ont suivi, le monde s’est ému profondément car tout ce qui touche au patrimoine de l’humanité est de fait « sacré », au sens d’intouchable.
Alors, comment redonner vie à ce qui a disparu ou est en voie de disparition ? C’est un voyage poétique et artistique que Patrick Pleutin nous invite à faire dans cette exposition d’installations, de courts-métrages, de photos, de dessins peints, qui retracent les moments de rencontres, à deux reprises, de l’artiste dans les vallées de Foladi, Kakrak et Bāmiyān. Une vitre placée sur un chevalet adapté lui permet de dessiner en superposition la niche vide où se trouvait le bouddha de 55 mètres de haut, creusé dans la falaise. Il y placera pour le temps de l’effectuation un nouveau bouddha tracé sur la vitre à la peinture blanche, évoquant la couleur évanescente d’un fantôme resurgi d’une mémoire à partager. Une fois réalisé ce moment d’éternité fugace, l’image est effacée, et l’eau coule sur la vitre comme une pluie de chagrin sur la chose disparue.
Avec les bouddhas, ce sont les peintures murales situées dans des grottes que Pleutin questionne. Il s’est nourri de ces dessins pour proposer des « variations » autour des thèmes et des sujets choisis. Il y voit là des problématiques de la peinture, voisines de celles de Matisse, une peinture en aplat, sans ombre. L’ombre n’apparaît pas dans la représentation du sacré, car elle inscrit les formes dans un espace profane en matérialisant le poids de leurs réalités physiques.
Dès l’entrée de l’exposition nous sommes accueillis par une installation faite de sept grands châssis en losanges superposés et éloignés les uns des autres sur toute la hauteur. Ils sont tendus d’un film transparent sur lequel l’artiste a repris le dessin des plantes prélevé dans les grottes. Le pinceau trace une gestuelle de couleur blanche qui redit l’idée du fantomatique, de l’apparition, du surgissement du néant. Le tracé qui cerne et délivre les images tirées de l’herbier et du bestiaire est dessiné de façon rapide, dans un souffle, comme si l’exécution enlevée devait se prémunir de la possible disparition irrémédiable et programmée de l’image. Dessiner vite de peur que ça s’efface... Mais c’est aussi un temps de caresse que pose le pinceau sur le support tendu.
Dans cette exposition tout est apaisement, comme une qualité première en opposition à la violence, à l’agressivité des hommes et à celle du temps. Le spectateur pourra lui aussi caresser les pages de ces grands cahiers offerts au public pour cheminer à travers les dessins colorés réalisés sur place en Afghanistan par Patrick Pleutin.
Peut-être portent-ils encore le parfum des pollens, les odeurs et les saveurs de poussières de terre emportées de ces lieux. Une bande-son accompagne les visuels dans la salle des murmures, les mots d’une poésie dite par des poètes et des poétesses semblent sortis des livres ouverts. Une spectaculaire tapisserie longe un mur et offre en écho la calligraphie d’Atiq Rahimi, qui danse une liberté poétique déliée, rappelant à propos de Bāmiyān, que le mouvement et le verbe sont l’expression du vivant...