Patrick Pleutin
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textes

Le monde sauvage Le figuier de Barbarie écorche le regard. Il a des arêtes de poisson. C’est l’oursin du soleil. Il souligne le côté barbare de la beauté ; le côté insistant de ce qui ne se plie pas à la forme du regard. Le rocher grec et les figues barbares, le poulpe proche les imite. Parce qu’il sent qu’il leur ressemble. Quand on nage dans ces parages, on réveille un monde sauvage, immunitaire. Le parti pris des choses Le Cercle n’est pas dessiné, il n’est pas représenté : il est mimé. L’art du mime consiste à incorporer en silence la rumeur du monde et à se laisser approcher par sa façon de confondre en elle l’essentiel et l’accessoire, la partie et le tout. Pour le mime, tout est également important. Mimer n’est pas imiter. Les images‑mimes ne ressemblent pas à ce qu’elles empruntent aux choses qui les entourent. Elles les réverbèrent en se fondant en elles. Ce sont donc plutôt des gestes que des images. En latin, le geste « porte », au sens à la fois du port comme tenue et du soutien qui enlève un poids. Le geste de peindre porte avec lui la décision de ne pas découper le monde, pour le laisser venir comme un tout indivisible. L’humain et les éléments, les personnes et les choses, perdent leur signification propre et leurs différences. Ils ne font plus qu’acte de présence. Le Cercle des Nageurs a été peint « à la présence », dans un immense parti pris des choses. La ville, les espaces alentour viennent s’y confondre et s’y marier, en tout et pour tout. L’insouciance Les souvenirs du Cercle ont quelque chose d’insouciant. Leur magie tient au fait qu’ils sont vrais parce qu’ils ne renvoient à rien d’autre que la vie où elle est. Ils occupent le bord de l’eau, ils gardent le rocher. Ils sont

Alain Chareyre‑Méjan L’orbe du Cercle au fil des peintures pour les 100 ans du Cercle des nageurs de Marseille

De fil en aiguille, le public devient modèle, il ne prête presque plus attention au peintre, et la peinture prend forme lentement Comment percevoir cette image qui prend forme sous nos yeux ? Comment se laisser guider par ce peintre qui, avant de se mettre à l’ouvrage, est allé à la rencontre d’hommes et de femmes qui ne faisaient rien de moins que vivre leur routine ? Il interagit avec eux, il se présente au public et efface ainsi son étonnement. Celui‑ci l’entoure, chacun va à la rencontre de l’autre et fait sa connaissance. De fil en aiguille, le public devient modèle, il ne prête presque plus attention au peintre, et la peinture prend forme lentement, modèle et peintre sont patients. L’artiste se présente aux commerçants dans l’idée de saisir quelque chose de particulier, des instants de vie et des réalités. Toutes ces choses contenues dans les gestes, dans les regards, dans la découpe et la manipulation d’ingrédients pour la cuisine. Le résultat paraît simple et est pourtant bien plus saisissant qu’une photographie. Au fur et à mesure que les toiles se terminent, c’est un monde qui se découvre petit à petit. L’artiste est sur sa lancée, chaque dessin est une étape de plus qu’il surmonte. Chaque image vise à étoffer un avis et à faire régresser les idées reçues sur cette île de l’océan Indien. Ce marché est incontournable pour découvrir les fruits de saison, ceux qui proviennent des autres régions, et ces produits que d’ordinaire on retrouve dans les îles, fruits du jacquier et fruits à pain. Des produits dont la quantité et la variété ne peuvent que submerger celui qui les regarde. Des produits dont l’éclat suffit pour les distinguer, pour convaincre les acheteurs de choisir celui‑ci plutôt que celui‑là. Toutes ces variétés de fruits et de légumes s’offrent à la vue telles des palettes de couleurs. Tandis que chacun survole ces détails, le peintre lui s’arrête, pour ensuite recréer ce qu’il voit à l’aide de ses outils. Étonnamment, le marché paraît bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire. L’endroit semblait avoir livré tous ses secrets à ceux qui s’y approvisionnent presque tous les jours. Le peintre, lui, parcourt et relève à sa façon les couleurs afin de les sublimer et de les placer au centre de l’attention. Les gens, les produits, les couleurs et la vie tout autour Ce qu’il donne à voir ne laisse rien échapper de la vérité émanant de ces moments capturés en direct au pinceau Toutes ces vies qui tournent autour

Niry Ravoninahidraibe Les marchés peints d'Analakely

Dès qu’on aborde le sujet de la nourriture, cela provoque une explosion de questions, de réponses et de commentaires qui accompagnent tout de suite le sujet. Nous, consommateurs, sommes plus près de notre assiette et des ingrédients qui la composent, plus attirés par les saveurs et la découverte des cuisines locales ou exotiques que de l’univers quasi secret qui se trouve en amont de ce moment privilégié qu’est un repas... Faire son marché est une façon d’apercevoir ce qui précède la composition de tout plat dans nos assiettes : les fruits, les légumes, les poissons ou les viandes, ainsi que les boissons et les herbes aromatiques. Mais d’où viennent ces ingrédients qui nous sont proposés ? Ils sont rarement issus d’une proximité de territoire, si on n’excepte les petits marchés de villages, ici ou là. L’événement « Les Marchés peints de La Comédie » qui a eu lieu à La Comédie de Clermont‑Ferrand Théâtre National, de juin 2020 à juillet 2021 s’est donné comme projet de nous sensibiliser sur la question de la production locale dans un secteur limité à 70 km autour de la ville. À partir de septembre 2020, La Comédie a invité les paysans producteurs à poser leur étal spécifique autour du théâtre chaque deuxième lundi du mois. Mais comment rendre compte du déroulé des activités particulières et essentielles qui ont précédé cette rencontre entre marchands et consommateurs, sans utiliser les mots inhérents aux chroniqueurs ? Cette approche a été confiée à Patrick Pleutin qui a remplacé les « mots à écrire » par des images‑présence à lire dans sa peinture, laquelle a accompagné ses nombreux trajets effectués durant plusieurs mois (de novembre 2020 à juin 2021), au plus près de l’activité paysanne, dans les champs, les jardins, les caves... Il dit « Je suis au plus près du jardinier, j’apprends le respect de la patience », c’est une phrase en parfait contraste avec son travail dans lequel on peut déceler la vélocité d’une écriture graphique, l’énergie qui alimente son dessin, la maîtrise d’un chaos coloré, la composition qui dérègle les règles, bref, une impatience à saisir le présent qui s’offre à sa perception et qui fait exprimer la richesse de son ressenti immédiat de plasticien. « Ce sont des sujets magnifiques que je peins à genoux

Bernard Muntaner Marcher au plus près du Marché

Sur papier Ingres, faire tressaillir les échalotes. Sur un rayon de 70 kilomètres, en suivant la cartographie poétique de Clermont‑Ferrand et de sa région, j’ai parcouru certains sentiers de traverse du Puy‑de‑Dôme, tissant ainsi leurs nombreux niveaux de correspondances narratives et dramaturgiques. Mon regard se précipitant sur tout ce qui venait à moi, j’ai arpenté les paysages, les champs, les fermes, les ateliers, les vignes, les caves, les jardins, les marchés... J’ai rencontré des éleveuses, des alchimistes de l’huile de noix, des jardiniers, des cueilleurs de shiitakes, des cuisiniers... Puis je suis allé devant le théâtre, où des étals proposent chaque mois les nourritures issues du travail des hommes et où émerge toute une variété de fruits, de légumes, de viandes, de noix, de cailles, de poissons écailleux, de truites vivantes ou fumées... J’ai peint toute cette vie en direct et avec gourmandise, à coups de tracés à l’encre, à la gouache et au calame. De nouvelles formes, de nouvelles harmonies de couleurs ont surgi, enrichissant ainsi l’atlas des sensibles que constituent mes centaines de carnets de peinture. Tout cela est maintenant imprimé dans le livre des marchés peints de La Comédie avec la complicité artistique de l’équipe du théâtre. Mes peintures y sont accompagnées par les textes de l’écrivain Éric Roux qui m’a ouvert son champ de connaissances. La carte peinte de la région située tout autour de La Comédie permettra à chaque lecteur de trouver son sentier sur un mode de cheminement empreint de lenteur et de résonances intérieures. Voici donc livré dans un jaillissement de vies et de couleurs l’univers des champs et des jardins volcaniques, iodés et sanguins, novateurs et classiques. Il y a là le fruit du travail des humains qui prennent soin des nourritures, qui assurent notre subsistance, et perpétuent aussi les cycles de la vie Je roule corps et âme vers la plaine de Gerzat, à la rencontre d’un couple de jardiniers engagés, locavores, enracinés dans un territoire fertile et pétri d’histoire. Je les peins en train de planter des Monalisa et des rates, dans toute la profondeur de ce paysage. Derrière moi il y a une cabane, des pommeraies et un pré qui, à chaque printemps, se couvre de pissenlits et d’orties sauvages : ils sont travaillés en suivant au plus près la saisonnalité et la respiration de la nature. Conduit dans l’esprit de la permaculture, ce potager est riche de plus de dix variétés de tomates, carottes, herbes, poireaux, choux, concombres, courgettes, groseilles, cassis, fenouils, petits pois, oignons blancs et rouges... Ce sont des sujets magnifiques que je peins à genoux dans la terre humide du potager. En plein centre‑ville, je retrouve dans l’atelier du nougatier certains des parfums de mon enfance, les saveurs des gâteaux de Jeanne, ma grand‑mère, qui faisait aussi son potager : nous avions toujours des tas de superbes fruits et légumes, groseilles, framboises, fraises, rhubarbe, noisettes, noix, amandes, qu’elle mélangeait à la pâte et au miel

Les marchés peints de la Comédie

Mes peintures se créent sur le vif. Sur le vif des répétitions, des restitutions des 14 compagnies invitées au Théâtre de Val‑ de‑Reuil. Je dérègle du jeu dans la peinture, à jeux ouverts. La partie n’est pas jouée. Ce sont des peintures en scène des expériences pensées par les gestes chorégraphiques, aussi bien que par les mots de l’écrivaine Marie Nimier qui a pris en charge la musicalité de l’écriture de ce journal. Liées à ses mots, mes peintures sont des incorporations des gestes chorégraphiques inventés tout au long de ce temps bouleversant que nous traversons aux aguets, toutes et tous ensemble. Ce temps se poursuit, jusqu’à quand ? Jusqu’à l’épuisement ? Nul ne sait. Ce temps engage l’invention aussi bien que notre résistance créative. Je reçois le monde spontanément. Ici, je suis irradié, subjugué par la présence des corps en acte. J’intègre les gestes des danseurs et j’en témoigne, sans passer par l’emprise des codes photographiques. Le moteur de ma peinture, c’est le visible : je restitue au monde sa charge et je rends vivante par le dessin la présence des artistes tout cela en direct. Ici nous rendons compte de toute l’intelligence gestuelle : les mouvements esquissés, corporels, oculaires, lacrymaux, buccaux les souffles de vie de ces artistes en action pendant la parenthèse offerte par les résidences. Peindre en scène, avec elles, avec eux mes feutres, mes calames, mes encres, mes gouaches et mes pinceaux rejouent les possibles combinaisons des « mimèmes », comme les appelle Marcel Jousse, reçus du jeu des acteurs, des corps des danseurs, musiciens et circassiens. Cette expérience du geste offert, mise en place avec la complicité des artistes invités, est une sorte de rituel, elle rend aussi possible la création d’un laboratoire des choses agentes et des choses agies. C’est une prise de conscience qui me permet de bâtir une mémoire vivante, dont l’adjuvant omniprésent est le rythme de ces gesticulateurs que sont les artistes avec qui je suis. Un processus d’interaction intense se joue entre nous. La peinture que j’applique prend corps en direct. Mes gestes de peintre, tout ce que je dessine, composent autant de saisies du réel qui font de moi un anthropologue « mimeur » un « cinémimeur » qui se joue du réel. Nos pratiques artistiques, ici réunies, ne sont pas de simples « en face » du peintre. Ce sont avant tout des rencontres riches et précieuses parce qu’elles déplacent les lignes, elles retournent le sens des interrogations sur les représentations de l’espace chorégraphique et sur le geste. Le chemin, c’est la présence, l’interprétation, autour desquelles ma peinture articule son chemin. C’est un chemin plastique mais aussi de « vérité ». Il faut le dire. C’est‑à‑dire une éthique du sens de l’existence en général. C’est fondamental. « Éthique » ne veut pas dire ici « morale » mais signale et accompagne une interrogation de ce qui vaut la peine. Elle dégage l’horizon d’une certaine plénitude du vivre. Peindre, c’est vivre. Quand je peins, je suis frappé par la nécessité que j’ai de la « réelle présence ». Le fait d’être « en présence » nous unit c’est important par les temps qui courent, où d’aucuns prônent la distance. La présence est un des possibles face au retrait dans l’isolement imposé et dicté comme étant salutaire. À l’Arsenal, les artistes sont présents. Ils sont ensemble. Et cette présence est irremplaçable. Patrick Pleutin

À jeux ouverts

À la rencontre de la pensée archipélique La nourriture et la cuisine sont des axes narratifs et dramaturgiques. J’ai choisi de tisser des correspondances entre les marchés que j’ai visités sur la route terrestre de la soie de Bâmiyân, en Afghanistan, et ensuite sur la route maritime des épices de l’île de Pâques, sur les traces de l’écriture poétisée d’Édouard Glissant à la rencontre de Rapa Nui. J’ai tenté de nouer un fil à partir des impressions de terrain et un faisceau de correspondances entre ces deux grandes routes commerciales terrestres et maritimes, jusqu’à l’île de Madagascar. Durant ces quelques jours de résidence d’artiste à Madagascar, en déambulant dans la ville de de Tananarive, je vais peindre tout ce qui est là, devant mes yeux : les femmes, les hommes, la cuisine, la table, la nourriture, les paroles… Mon parti pris est d’aller à la rencontre des artisans, des marchands de la pensée archipélique pour révéler son chant choral, son essence, son élan, sa vigueur. Dans son brouhaha, ses arythmies, son verbe multiple et sa folie douce. Son dérangement constant, son déséquilibre joyeux. Voici l’univers des marchés iodés et sanguins, novateurs et classiques, livrés dans un jaillissement de vies et de couleurs. Il y a là les échoppes d’un quartier de Tananarive, lieu de socialité, où s’exposent les fruits du travail des humains, les nourritures qui assurent leur subsistance et par lesquelles se perpétuent les cycles de la vie. Ces échoppes sont des tanières d’ombre d’où émerge toute une population cavernicole de fruits, de légumes, de viandes, de crabes vivants, de chevaquine rouge, de crevette d’eau douce séchées, de poissons écailleux. Je les peins en direct avec gourmandise, comme si mon regard se précipitait sur eux. Je saisis avec mes feutres, mes encres, mes gouaches ces moments de vie. Sur les marchés et partout dans la ville, dans les rues où les fournisseurs‑artisans sont basés. Je dessine des ingrédients culinaires venus des quatre coins de l’île de Madagascar. La plupart ne sont pas connus, et mes peintures seront relayées par les textes de l’écrivaine malgache Niry Ravoninahidraibe. Elle m’ouvre son champ de connaissances et partage ses recettes avec ces produits aux noms et aux formes souvent magiques. Je retrouve Rebeyrolle, au détour de cette gourmandise que je partage avec lui. Les peintures sont réalisées de façon libre et précise sur mes carnets de papier kraft, utilisé dans sa couleur naturelle, ce qui leur confère une proximité familière.

Saisir un jaillissement de vies et de couleurs

Se sont évanouis les fées et les démons Quand jadis en l’étable est venu saint Remacle Et les moines ont fait ce si triste miracle La mort des enchanteurs et des gnomes des monts. Guillaume Apollinaire, Le guetteur mélancolique Au cœur des « montagnes neigeuses », le site monastique de Bāmiyān, creusé à flanc de falaise, entre deux buddhas de taille monumentale, sculptés à même le roc, est orné de peintures (5e –7e s.). Celles‑ci illustrent la rencontre des mondes iranien et indien aux temps de l’expansion de l’Iran sassanide (224–651) sur ses frontières à l’Est et de la diffusion du Bouddhisme, à l’époque post‑gupta (6e–7e s.), vers l’Asie du nord‑est, programme iconographique global dont la clé s’est perdue, à l’ombre d’un bouddhisme peut‑être d’obédience royale, aux intentions pédagogiques et didactiques, missionnaires ou eschatologiques. Traces – Résurgences – Résonances – Transparences – fragments peints, des bribes de compositions apparaissent, se fondant dans la roche, au point que le regard se perd et peine à décrypter le thème, piégé par l’anamorphose et les jeux de lumière, quand la peinture disparaît dans la pierre ou quand celle‑ci s’immisce, sans y être invitée, comme élément à part entière de la décoration. Par‑delà le masque de l’iconographie, plaquée sur le décor, surgit un univers de formes abstraites, géométriques ou bien naturalistes – un herbier improbable relégué sur les marges, à la manière des tapisseries gothiques, dont l’origine renvoie, en partie tout au moins, aux peintures d’Ajanta dans le sous‑continent indien et qu’on retrouve jusqu’en Asie centrale sur les murs de Quca, dans l’actuel Xinjiang un répertoire animalier importé directement d’Iran, sanglier à la tête coupée dans un médaillon emperlé, dont l’écho se retrouve sur les robes des dignitaires turcs du site d’Afrasiab ou dans les soieries retrouvées du cimetière d’Astana, dans l’oasis de Turfan, aux portes de la Chine autre thème issu du répertoire sassanide, décliné sur les reliefs de Taq‑i‑Bostan, celui des deux oiseaux qui tiennent un collier dans leur bec, là encore au centre d’un médaillon à motifs emperlés, un motif qu’on retrouve à Kyongju dans la péninsule coréenne à l’époque du Silla unifié (7e–10e s.), sculpté dans le granit. Plus inattendue est l’image du poulpe, qui rythme le plafond, dans un site qui s’élève à 2500 mètres, peut

Pierre Cambon Fleurs de Bāmiyān réminiscences...

Lorsqu’une bibliothèque brûle, qu’un navire sombre, qu’un village s’écroule, il se produit un arrêt du temps pendant lequel notre rapport au monde est pétrifé. Toutes les questions et les réponses qui tentent de saisir l’insaisissable ne font que nous renvoyer à notre impuissance de témoin. Lorsque ce ne sont pas les éléments naturels qui détruisent l’existant mais les hommes qui abolissent sauvagement un passé pétri d’histoire et de culture, alors, d’autres hommes se sentent concernés et investis d’une réparation à offrir à ceux qui, comme eux, ont été pris de sidération par des actes barbares. Lorsque les talibans ont fait exploser le 11 mars 2001 les trois bouddhas à Bāmiyān, scène filmée et diffusée dans les heures qui ont suivi, le monde s’est ému profondément car tout ce qui touche au patrimoine de l’humanité est de fait « sacré », au sens d’intouchable. Alors, comment redonner vie à ce qui a disparu ou est en voie de disparition ? C’est un voyage poétique et artistique que Patrick Pleutin nous invite à faire dans cette exposition d’installations, de courts‑métrages, de photos, de dessins peints, qui retracent les moments de rencontres, à deux reprises, de l’artiste dans les vallées de Foladi, Kakrak et Bāmiyān. Une vitre placée sur un chevalet adapté lui permet de dessiner en superposition la niche vide où se trouvait le bouddha de 55 mètres de haut, creusé dans la falaise. Il y placera pour le temps de l’effectuation un nouveau bouddha tracé sur la vitre à la peinture blanche, évoquant la couleur évanescente d’un fantôme resurgi d’une mémoire à partager. Une fois réalisé ce moment d’éternité fugace, l’image est effacée, et l’eau coule sur la vitre comme une pluie de chagrin sur la chose disparue. Avec les bouddhas, ce sont les peintures murales situées dans des grottes que Pleutin questionne. Il s’est nourri de ces dessins pour proposer des « variations » autour des thèmes et des sujets choisis. Il y voit là des problématiques de la peinture, voisines de celles de Matisse, une peinture en aplat, sans ombre. L’ombre n’apparaît pas dans la représentation du sacré, car elle inscrit les formes dans un espace profane en matérialisant le poids de leurs réalités physiques. Dès l’entrée de l’exposition nous sommes accueillis par une installation faite de sept grands châssis en losanges superposés et éloignés les uns des autres sur toute la hauteur. Ils sont tendus d’un film transparent sur lequel l’artiste a repris le dessin des plantes prélevé dans les grottes. Le pinceau trace une gestuelle de couleur blanche qui redit l’idée du fantomatique, de l’apparition, du surgissement du

Bernard Muntaner Bāmiyān disparition et renaissance éphémère

Galerie Michel Journiac, Paris, mai 2017 Croquis / cartographie ‑ croquis cartographiques : un assemblage de mots Dessins, esquisse rapide, épure, ébauche, plan, planifier l’espace, rendre plan géographie, carte, voyage, rêverie, localisation, repères spatiaux, territoire, identifier, identité territoriale, cartographie technique de l’établissement du dessin et de l’édition de cartes, limites, définit et déterminé un territoire, cartomancie, cas, crime, délit, lien, relation, limite, ponctuation de territoires… Des ébauches, des esquisses rapides? Des cartes, plans, images, photographies, performances? Des transpositions conceptuelles? Ici les termes croquis et cartographiques, qu’ils soient titre, mots clé ou suggestions notionnelles, œuvrent mécaniquement et processuellement dans cette proposition d’exposition. Ils œuvrent pour créer des trajectoires dans l’espace de la galerie, ils œuvrent comme des lignes de fuite et des incitations pour disparaître dans les lignes des propositions, des systèmes de notation de notre rapport au monde. Une constellation de propositions et des invitations. Car ici les artistes s’invitent mutuellement pour penser cette richesse de la cartographie de notre rapport au monde sensible. Les dessins de Patrick Pleutin de l’intérieur des grottes de Bâmiyân qui se trouve tout à coup projeté sur la transparence des vitres de la galerie, laissant une ligne autonome envahir et cerner des espaces dans les ombres projetées qui pénètrent le lieu. Le relevé au sol d' Une écriture idéographique, Un dictionnaire , de Yona Friedman sous forme d'un jeu de cubes proposé par Jean‑Baptiste Decavèle agit en projection de la cartographie expérimentée et imaginaire des grottes de Bâmiyân : « il n'y a pas de transcription possible des territoires sans un rapport au langage. Ce qui lie la carte au dictionnaire, c'est l'analogie, il y a une analogie de la reconnaissance ». Des traductions, transcriptions

Croquis cartographiques

En mars 2016, le monde négligeait le 15e anniversaire de la destruction par les talibans des Bouddhas de la Vallée de Bâmiyan, en Afghanistan. Cet acte traduisait pourtant la volonté de faire table rase du passé pour établir une société coupée de ses racines et de sa mémoire. Or dans un contexte aussi dramatique et traumatique une amitié fortuite et artistique a pu éclore, se tisser et donner jour à un travail. Ma démarche artistique et créatrice s’est nourrie depuis plus de dix ans d’allers et retours entre ma culture occidentale et celle d‘Asie Centrale. Il est toutefois important de souligner que j’entre en amitié et dialogue avec les lieux et leurs habitants, mais que ma création reste celle d’un artiste plasticien qui travaille avec l’érosion naturelle et culturelle, non celle d’un archéologue. Comment ai‑je travaillé? Bâmiyân m’a permis de me retrouver tout à la fois : ‑ à la croisée des chemins de diverses cultures, ‑ en plein espace et en pleine lumière naturelle, ‑ et dans un site minéral et a priori « immobile » qui m’a confronté à des déplacements très subtils (de lumière, de vent, d’érosion, de chutes de pierres…) à l’échelle d’un lieu et du déroulement d’une longue histoire, d’une durée séculaire lesquelles données autorisent une dilatation plus grande de l’acte de création, de surgissement ( à l’échelle d’une journée alors que la durée (1 heure ou 2 ) est une limite impérativement assignée par mes cadres de travail habituels (spectacles ou représentations chorégraphiques.)). Je voudrai de surcroît évoquer ce qui m’intéresse : c’est l’amitié du regard, c’est à dire un point de vue d’Asie centrale celui de mes partenaires le réalisateur afghan Mohammad Mehdi Zafari et franco‑iranien Reza Serkanian qui a monté le film. Car mon travail implique ce regard afghan en contre‑champ de ma peinture animée. D’abord Mehdi a capté dans les yeux des habitants leur étonnement, leur découverte de la représentation, du dessin, de la peinture en direct. Ensuite il a interrogé leurs réactions. Enfin il a restitué le cheminement des différentes performances sur cinq ou six jours. En effet, quel est concrètement mon processus de création ? Au départ il y a une part de jeu

Palais de Tokyo mémoires de Bāmiyān

Concert du baccalauréat Composée en 2001 sur une commande de l’Orchestre de Paris Créée en janvier 2002 à Carnegie Hall de New York, lors d’une tournée de l’Orchestre de Paris aux États‑Unis. Color a été créée en France le 28 septembre 2002 dans le cadre du Festival Musica Dédiée à Christoph Eschenbach Ce concert symphonique est d’une espèce un peu particulière. Il s’adjoint un plasticien. L’orchestre compte cent‑vingt musiciens, il est en quelque sorte le cent vingt‑et‑unième. Il va peindre en direct au fil du discours musical. Comme dans d’autres formes contemporaines, la danse par exemple, il ne s’agit pas d’illustrer le son par l’image mais de confronter les disciplines, pour faire de cette exécution de Color une expérience artistique enrichissante et libre. Il ne s’agit donc pas d’une explication stricte, même si cette performance a été préparée à partir de l’analyse de la partition et nourrie par une rencontre avec le compositeur Marc André Dalbavie. Le plasticien Patrick Pleutin s’était déjà immergé dans Color l’année dernière lors d’une expérience menée avec des élèves de Terminale du Lycée Racine de Paris qui avaient composé collectivement leur propre partition à partir des principes utilisés par Marc André Dalbavie. Il s’associe ici avec Marie Poulanges, altiste de l’Orchestre de Paris. Marie Poulanges a vécu la première exécution de Color, sa « création », lors d’une tournée à New York en 2002. Les deux artistes ont travaillé à confronter le point de vue du peintre à celui du musicien, à marquer la partition d’interventions précises pour aboutir à un découpage jalonné d’ambiances, de caractères qui se matérialiseront au fil du concert. Le concert se déroule en deux temps. Avant que Color soit jouée intégralement, Marie Poulanges et Patrick Pleutin parcourent l’œuvre et mettre en relief trois passages. Ces trois temps correspondent aux trois phases que traverse la musique de Color, qui naît, s’ouvre et se développe, avant de se refermer sur une unique mélodie. L’œuvre commence par un accord de harpe, une entrée des cuivres fortissimo, un très long ré soutenu par les contrebasses, une grande descente mélodique… en tout, ce seront cinq aspects importants qu’il faudra garder en tête. En contrepoint à cette introduction, Parick Pleutin joue de formes géométriques, en référence au plasticien Daniel Buren, proche du compositeur. Buren a choisi dans son travail non pas de rompre avec le musée, lieu d’exposition par excellence des arts plastiques, mais d’interroger cette tradition pour la renouveler. De la même façon, Marc André Dalbavie revenait en 2002 à l’espace conventionnel de la scène de concert, avec les instruments acoustiques de l’orchestre, après avoir composé des œuvres spectrales ayant recours à l’électronique et mettant en œuvre une spatialisation du son par haut‑parleurs. D’autres formes surgissent ensuite de la palette de couleurs projetée sur l’écran : des références du Moyen‑Âge, comme le bestiaire fantastique des licorne, lion, centaure… Mais il faut que Marie Poulanges freine ce

Christiant Leblé Color

S’il n’y avait dans tout écrit sur une œuvre peinte un subterfuge, un détournement, une fuite pour échapper à l’hébétude ou au léger coma qu’elle instruit, s’il n’y avait de plus le scrupule de tout descripteur à se faire inévitablement prescripteur, alors on se risquerait à dire, à raconter, à comprendre comment on va, comment Patrick Pleutin est allé de ses grands corps nus aux falaises de Bâmiyân. Ponendo tollens dans cette voie de traverse, avançons. Un peintre, comme le souligne Ortega y Gasset à propos de Velasquez, se caractérise tout autant par ce qu’il peint que par ce qu’il ne peint pas. Ce qu’il ne peut pas peindre, ne veut pas ? Et ceci non seulement dans le divers des possibilités iconographiques, mais aussi à l’intérieur de sa toile. Et vous l’avez remarqué, dans les grands nus de Patrick Pleutin, dans ces expositions très crues, dans cet effarant vis à vis qui s’impose avec des corps de femmes, on n’y voit pas trop clair en matière de nudité. La nudité, toujours se dérobe. Je me souviens qu’un poète ‑ Salah Stétié ‑ écrivait que la nudité est toujours promesse de nudité. La nudité est du côté de la pudeur, d’un ombilic de nudité, du côté du linge ou de la chevelure que la pudeur réserve, à une époque donnée, aux Vénus et aux Olympia. Et de fait, il ne suffit pas d’ôter le drap ‑ qui s’avançait lui même soudain au cœur de l’image et aussi de l’art de peindre ‑ des Vénus ou des Olympia pour parvenir à la nudité. Des peintres l’ont compris, qui plutôt que d’ôter le linge en sont venus à faire effraction, à inciser la peau. Comme si la nudité se refusait à eux, ils sont allés à la boucherie, à l’obscène familier, ils en sont venus à des éventrations, des tableaux de viscères, à des violences de carcasses, à des grands bœufs pendus, à des écorchages, à des sangliers noirs et fendus. Dans le temps qu’une cruauté ordinaire côtoyait la vie ordinaire, et la bonté même s’y accolait ou s’y mêlait, dans l’obscurité des jours, ils ont peint ça dans le clair ‑ obscur que devait être ces temps. D’autres, plus tard, et comme pour répondre peut‑être à d’autres violences, à des violences de masse, ont trituré les corps, les ont désolidarisés de toute pesanteur, de leur enveloppe individuelle, y ont porté le vertige et d’infinies nuances de flou. Ici on fréquente une limite, peut‑être un hiatus, entre le nu et l’obscène. (C’est un rebord que la photographie rencontre elle aussi, comme lorsque des nudités confondantes sont assorties d’une attention vers une cicatrice ou un tatouage sur la peau.) Je voudrais dire quelque chose de cette limite, ou plutôt de

Vincent Pélissier

La falaise, le rocher, la grotte, comme genèse de la peinture : Courbet scrutait et peignait sa Grotte Sarrazine et il suivait en peinture les reliefs des falaises de la Loue, jusqu’à sa source. Cézanne, lui, sondait les coupes de terrain au pied du Château noir, au fond de la Carrière de Bibémus, au pied des Meules il perçait le paysage aixois de mille vues dirigées vers le massif cristallin, plissé, et stratifié de la montagne Sainte‑Victoire. Ni paysage familier, ni modèle parcouru, ni réminiscence d’un voyage, la falaise que peint Pleutin est paradoxalement une falaise rouge inaccessible et jamais contemplée de visu par le peintre : Bâmiyân, une falaise suspendue entre réalité et fiction, entre occident et orient un long et haut mur naturel d’ocre rouge, encadrant une vallée en Afghanistan, entrevue par le peintre uniquement à travers des récits, des livres, des témoignages sonores, des photographies innombrables qui parsèment ses ateliers et nourrissent son œuvre. Les rochers de Bâmiyân sont d’abord apparus comme le fond et le leitmotiv d’un film d’animation (un court‑métrage intitulé précisément Bâmiyân), dont Pleutin peint et anime les milliers d’images pendant presque deux ans. Au terme de la réalisation du film, et de retour à la peinture, la falaise remontera au premier plan du travail de l’artiste, et elle s’imposera dans une série de « stations » picturales fortement colorées, traitées de manière vigoureuse et monumentale. Vues à travers des photographies, Bâmiyân se déploie comme un long ruban rocheux, composé de sortes d’immenses stèles collées les unes aux autres, incisées par le haut de saignées verticales qui rythment l’ensemble et lui donnent une solennité architecturale. Dans son tiers inférieur, la falaise d’origine est constellée d’orbites sombres, autant d’yeux noirs qui nous fixent, nous hypnotisent, et forcent l’œil à errer sur la paroi (ces trouées sont en fait des grottes creusées et peintes dans leur intérieur par les anciens habitants bouddhistes de la vallée). Dépassant toutes les autres en taille, deux grandes excavations jumelles, de forme vaguement ogivale, ont abrité respectivement deux immenses Bouddhas, l’un de 35 mètres de haut et l’autre de 55 mètres, sculptés et érigés par des artistes iconolâtres au IVe siècle de notre ère, puis partiellement défigurés par des iconoclastes au XVIIe siècle, et définitivement explosés et arrachés à la falaise en mars 2001. Falaise originelle et falaise terminale, donc, quasi eschatologique, où se sont jouées dans le même lieu et sur le même plan une inscription matérielle positive et une inscription mat&eac-ute;rielle négative, comme les deux pôles d’un récit mythique célébrant l’avènement de l’image, puis son occultation saisissante

Emmanuel Rivière Tableaux ‑ Falaises