Patrick Pleutin
textes
Les marchés peints d'Analakely
 
Effet miroir sur une culture

De fil en aiguille, le public devient modèle, il ne prête presque plus attention au peintre, et la peinture prend forme lentement Comment percevoir cette image qui prend forme sous nos yeux ? Comment se laisser guider par ce peintre qui, avant de se mettre à l’ouvrage, est allé à la rencontre d’hommes et de femmes qui ne faisaient rien de moins que vivre leur routine ? Il interagit avec eux, il se présente au public et efface ainsi son étonnement. Celui-ci l’entoure, chacun va à la rencontre de l’autre et fait sa connaissance. De fil en aiguille, le public devient modèle, il ne prête presque plus attention au peintre, et la peinture prend forme lentement, modèle et peintre sont patients. L’artiste se présente aux commerçants dans l’idée de saisir quelque chose de particulier, des instants de vie et des réalités. Toutes ces choses contenues dans les gestes, dans les regards, dans la découpe et la manipulation d’ingrédients pour la cuisine. Le résultat paraît simple et est pourtant bien plus saisissant qu’une photographie. Au fur et à mesure que les toiles se terminent, c’est un monde qui se découvre petit à petit. L’artiste est sur sa lancée, chaque dessin est une étape de plus qu’il surmonte. Chaque image vise à étoffer un avis et à faire régresser les idées reçues sur cette île de l’océan Indien. Ce marché est incontournable pour découvrir les fruits de saison, ceux qui proviennent des autres régions, et ces produits que d’ordinaire on retrouve dans les îles, fruits du jacquier et fruits à pain. Des produits dont la quantité et la variété ne peuvent que submerger celui qui les regarde. Des produits dont l’éclat suffit pour les distinguer, pour convaincre les acheteurs de choisir celui-ci plutôt que celui-là. Toutes ces variétés de fruits et de légumes s’offrent à la vue telles des palettes de couleurs. Tandis que chacun survole ces détails, le peintre lui s’arrête, pour ensuite recréer ce qu’il voit à l’aide de ses outils. Étonnamment, le marché paraît bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire. L’endroit semblait avoir livré tous ses secrets à ceux qui s’y approvisionnent presque tous les jours. Le peintre, lui, parcourt et relève à sa façon les couleurs afin de les sublimer et de les placer au centre de l’attention.

Les gens, les produits, les couleurs et la vie tout autour
Ce qu’il donne à voir ne laisse rien échapper de la vérité émanant de ces moments capturés en direct au pinceau Toutes ces vies qui tournent autour des produits de la récolte ou de la pêche : certains les cultivent, tandis que d’autres les achètent pour ensuite les revendre. Ces innombrables vies sans lesquelles le monde ne serait pas ce qu’il est. Le marché, élément incontournable de la ville. Les interactions et l’interdépendance, la survie des uns et des autres reposent sur les mêmes marchandises, des produits qui pour la plupart doivent être écoulés dans la journée. Sur les toiles du peintre, ce sont des existences similaires qui sont racontées. Un embarras du choix de produits ; des vendeurs qui jamais ne perdent patience. Ceux-ci ont l’air distraits ; les yeux rivés sur ce qu’ils ont à faire, ils ont probablement oublié la présence du peintre. Vaquer à leurs occupations, tous en pleine immersion dans un art qui fait appel à un savoir-faire particulier. Chacun dans son monde. Chacun donnant le meilleur de lui-même, exécutant les gestes de manière mécanique. Les gestes rapides d’artisans plongés dans leurs automatismes. Le peintre, lui, fait dans le détail, il dessine les variétés : feuilles de manioc pilées formant plusieurs dômes de couleur verte, poulet de chair, poissons séchés ou gros morceaux de viande. Une attention sans faille aide à percevoir les couleurs incrustées et même les nuances presque microscopiques, sur les produits étalés, les visages, les habits, ou tout autre élément du décor. Chaque toile est une fenêtre, un tracé réalisé à l’aide de détails infimes. Non seulement l’artiste met en exergue des couleurs mais il permet de porter un regard juste. Ce qu’il donne à voir ne laisse rien échapper de la vérité émanant de ces moments capturés en direct au pinceau. Il s’efforce de rester fidèle aux couleurs naturelles. Ces œuvres sont éblouissantes. Pourtant, il ne s’agit là que de couleurs, celles de ces existences qui ne se suffisent pas à elles-mêmes, ainsi que de personnages qui ne voient plus les teintes éclatantes qui les entourent. Un labyrinthe dans le marché Il faut avoir une idée précise de ce que l’on recherche pour s’aventurer dans ce lieu aux multiples couloirs.
 
L’artiste invite à porter un regard différent sur un univers à part. Son travail révèle des trop-pleins de couleurs mais également des éclairages tamisés. Il y a les étalages situés en pleine lumière mais aussi les pavillons placés dans l’ombre, éclairés à la lueur des ampoules. De même, il relie la fluidité de l’action qui est la sienne avec les mouvements de ceux qu’il contemple. Le boucher laisse tomber son bras armé d’une lame tranchante sur un énorme morceau de viande et le peintre à sa façon accompagne le geste. Le coin des viandes est un labyrinthe où les échoppes sont cachées les unes derrière les autres. Il faut avoir une idée précise de ce que l’on cherche pour s’aventurer dans ce lieu aux multiples couloirs. Lequel d’entre eux est le plus réputé, lequel propose les produits plus goûteux ? Pourtant, c’est la même scène à chaque fois : le boucher décroche ce morceau de viande à la forme grossière, en tranche une partie, un quart de kilo, un demi ou plus selon la demande du client. Les gens se succèdent, les pièces partent et les pavillons se vident. Entre-temps, l’artiste a pris le temps de capter le mouvement, l’application du professionnel qui effectue son geste quotidien, d’une banalité presque spectaculaire. Il retranscrit l’éclairage, l’ambiance, le décor, les écriteaux indiquant le nom et le prix des marchandises, sans oublier les rideaux de viandes qui parfois cachent les artisans. Il capte l’univers de ces pavillons placés les uns près des autres. Chacun a une place dédiée, chacun vit et survit. Le marché d’Analakely, c’est aussi l’évocation de ces vies qui se ressemblent, presque agglutinées pour former un tout. Le peintre transporte vers des ambiances particulières. Les dessins exposent à la lumière un monde à part. Une visite dictée par des produits de toutes sortes et des activités manuelles. Les vies racontées sont bien là, palpables jusqu’au moindre reflet. Des étals de couleurs Un univers gorgé de vies et de possibilités gustatives Tous ces étals se remplissent au matin pour se vider au fur et à mesure que la journée s’écoule. Le portrait de ceux qui vendent pour survivre et qui permettent à tant d’autres de vivre. Ceux qui vendent du goût mais aussi des couleurs. Tandis que ceux qui achètent ne prennent pas le temps de connaître ce lieu qui a tellement à offrir, tant de possibilités en cuisine. Se rendre au marché d’Analakely est une action banale : un aller-retour rapide, des recettes toutes faites, simplifiées, une cuisine rapide, presque sans goût. Mais plus personne n’a le temps de contempler ces étals et ces couleurs à ne plus savoir où donner de la tête. Les œuvres du peintre rappellent l’existence de cet univers gorgé de vies et de possibilités gustatives. Des variétés de fruits, de légumes, des pièces de viande, des fabacées, des petits poissons séchés, des feuilles de manioc pilées, des produits de la mer, etc. L’artiste s’est immergé dans ce marché comme on pénètre dans un labyrinthe avec l’assurance de trouver son chemin. Comme il est impossible de comprendre tout en restant en retrait, il s’est approché le plus près possible. Ses œuvres laissent transparaître la liberté qu’il prend dans le tracé des formes et dans le choix des couleurs. Et pourtant, tout est là. Des scènes qui sont jouées jour après jour : que ce soit le boucher qui tranche la viande ou encore la vendeuse de légumineuses assise à sa place habituelle. Tout y est reconnaissable, ce n’est rien de moins que la narration d’un marché malgache. Patrick Pleutin a pour parti pris : « Aller à la rencontre des artisans, des marchands, pour la création ad hoc de l’œuvre. Comment saisir la pensée archipélique, son essence, son élan, sa vigueur ? Sans doute en les surprenant, en évitant de parler à leur place et en livrant leur chant choral. Tel quel. » Surprendre pour mieux comprendre la portée des choses. Dans sa démarche, il semblerait que son art permette de rendre possible le fait de saisir à la volée une vérité.
 
Niry Ravoninahidraibe

Née à̀ Antananarivo en 1992,
elle est l’auteure d’un premier roman intitulé Beautés insulaires paru en France en février 2020.
Elle est également journaliste culturelle indépendante,
elle réalise des reportages et des critiques sur l’art et la culture autour de Madagascar.
Certains de ses articles sont parus dans des magazines panafricains en ligne (No’ocultures, Music in Africa ou encore Africavivre) ainsi que dans la revue Indigo (océan Indien).
 
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