Ce sont des masses, vraiment, indubitablement, alors qu’aucun des moyens usuels de la mise en relief - perspective, ombres - ne sont ici systématiquement utilisés. Le nu surgit sur le fond abstrait d’un vague drap à la substance parfois rocheuse, en l’absence d’arrière ‑ plan, de décor identifié ou même d’espace. La lumière est infuse, partout décelable et pourtant sans source et sans direction. Extrême du volume et réduction catégorique au plan.
Les corps sont ocre, orangés, fauves. Les fonds sont prune, bleus, bleu-gris, violets. Bord des teintes chaudes et bord des tons glacés jusqu’à l’électrique. Emmêlement ou plutôt échange entre les deux ; toujours un peu de la matière froide éclabousse le corps ; téton prune, aisselle blafarde, cuisse très pâle. La jonction des couleurs entre le corps et le fond ne coïncide d’ailleurs jamais tout à fait avec le trait du dessin.
De grandes touches franches épandent largement ces couleurs souvent brutes, primaires, minérales, lumineuses mais le tableau est ensuite comme tourmenté d’une averse de cendre ou de charbon, encalaminé, ruisselant de suie, criblé de météorites noires. Bord de l’éclat, de la foudre, du vif et bord du fuligineux, du ténébreux, du boueux.
L’impression que peuvent faire à l’imagination ces corps, leurs poses et leur mouvement, est également complexe ; indiscutablement corps de femmes, aux attributs de corps de femmes, émouvants, intimement émouvants, suggestifs, mais aussi décrépis, avachis, comme ayant renoncé à l’effort d’une grâce, d’un port, d’une « tenue » féminine. Incroyablement vigoureux, puissants, et pourtant habités d’une certaine désolation. Dotés de membres solides, plantureux, de pieds noueux et larges, et voués à des poses régressives, effondrés sur eux ‑ mêmes, sans maintien, abandonnés à une absence de maintien. Corps un peu vieillis, ou que la maturité taraude, et pourtant livrés à l’ingénuité, à des attitudes toutes enfantines. Bord de l’éros, du sensuel, et bord de l’ingénu, de l’innocence.
Enfin, vous l’avez vu, bien sûr, il y a des parties du corps qui ne se peignent pas ; le visage et le sexe toujours, chacun à leur façon, sont absorbés, noyés, diffus, abscons. Ces femmes écartent sans vergogne leurs cuisses, leurs fesses mais de ce qui s’ouvre au fond, de ce qui leur fend le corps, de ce qui s’abouche à l’obscur et à l’humide, à l’invisible, on ne voit jamais rien. Est-ce qu’elles gémissent, est-ce qu’elles souffrent, est-ce qu’elles sourient ? On n’en sait rien. Leur regard, à elles, dans ces tableaux, est-ce cela qui les ferait basculer dans l’obscène ?
Mais j’en viens à l’Asie, au centre de l’Asie, aux vallées de l’Afghanistan. Là où des grands corps dorés de bouddhas, de grands visages aux regards de voyant ont semblé à certains impossibles à contempler. Cet impossible, s’il s’agit bien de cela, de cette impossibilité de la représentation qui hante depuis si longtemps l’humanité, de ce risque du regard qui est à la fois tutoyé et distrait dans les figures nues de Patrick Pleutin, de cet effroi mortel devant la Gorgone, s’est transmué ou dissimulé en loi, en interdit. Et comme il est dans nature des lois de s’effectuer, de passer dans la force et dans la guerre, cet interdit s’est doté de mines, s’est accompli (et là de façon obscène, avec une franche détermination à ne pas laisser au hasard et à l’imprévu l’exécution, avec des calculs froids d’artificiers doublés de modernes « communicants ») dans la poudre et la destruction.