Patrick Pleutin
Textes


 

 
Bio Pleutin En grand habitué de nos nourritures quotidiennes, l’artiste peint et s’attache à mettre en relation sa pratique picturale avec d’autres ingrédients, d’autres disciplines, d’autres supports. Il n’a de cesse de peindre et travaille principalement à partir de performances réalisées en présence d’acteurs et d’actrices de tous bords passant de la cuisine du peintre aux scènes théâtrales, chorégraphiques et musicales. Associant à ses gestes la dimension sensible et la vivacité gourmande des jardins, des champs cultivés aussi bien que celles de la musique et de la littérature. Tout cela compose une sorte de déformation poétique faite avec et à partir de hors‑champs et d’ingrédients dont l’ombre portée se projette vers nous pour engager une réflexion sur la dimension sensible et subjective de la mémoire des gestes. Il collabore aussi pour M, le magazine du Monde pour qui il peint chaque semaine des produits bruts et des ustensiles de cuisine, augmentant ainsi l’Atlas des sensibles, composé en glanant du bazar de Bâmiyân aux marchés d’Analakely à Madagascar, pour tisser les liens d’une cartographie poétique.
Alain Chareyre‑Méjan L’orbe du Cercle au fil des peintures pour les 100 ans du Cercle des nageurs de Marseille   Le monde sauvage Le figuier de Barbarie écorche le regard. Il a des arêtes de poisson. C’est l’oursin du soleil. Il souligne le côté barbare de la beauté ; le côté insistant de ce qui ne se plie pas à la forme du regard. Le rocher grec et les figues barbares, le poulpe proche les imite. Parce qu’il sent qu’il leur ressemble. Quand on nage dans ces parages, on réveille un monde sauvage, immunitaire. Le parti pris des choses Le Cercle n’est pas dessiné, il n’est pas représenté : il est mimé. L’art du mime consiste à incorporer en silence la rumeur du monde et à se laisser approcher par sa façon de confondre en elle l’essentiel et l’accessoire, la partie et le tout. Pour le mime, tout est également important. Mimer n’est pas imiter. Les images‑mimes ne ressemblent pas à ce qu’elles empruntent aux choses qui les entourent. Elles les réverbèrent en se fondant en elles. Ce sont donc plutôt des gestes que des images. En latin, le geste « porte », au sens à la fois du port comme tenue et du soutien qui enlève un poids. Le geste de peindre porte avec lui la décision de ne pas découper le monde, pour le laisser venir comme un tout indivisible. L’humain et les éléments, les personnes et les choses, perdent leur signification propre et leurs différences. Ils ne font plus qu’acte de présence. Le Cercle des Nageurs a été peint « à la présence », dans un immense parti pris des choses. La ville, les espaces alentour viennent s’y confondre et s’y marier, en tout et pour tout. L’insouciance Les souvenirs du Cercle ont quelque chose d’insouciant. Leur magie tient au fait qu’ils sont vrais parce qu’ils ne renvoient à rien d’autre que la vie où elle est. Ils occupent le bord de l’eau, ils gardent le rocher. Ils sont hypnotiques. Peut‑être parce qu’ils ne cachent rien. Un souvenir ne cache rien. C’est ce qui fait qu’on peut le peindre. En le peignant, au lieu de le dire, on le laisse où il est, dans la façon qu’il a de ne pas se quitter. La mer aussi se définit comme quelque chose qui ne se quitte pas. Éclaboussures Les peintures vont aussi vite que le réel. Ce qu’elles en saisissent ne montre pas ce qu’il est mais seulement qu’il est. Elles ne représentent pas les choses mais disparaissent dans leur apparition. D’où le fait que ce qui reste après leur passage n’est pas un récit, une histoire, mais l’exhibition du fait qu’elles ont été là. Du match de polo demeurent les éclaboussures. Entendre l’existence être Ce sont des images sonores. Elles fredonnent le bruit de fond des bassins. On y entend les appels des moniteurs, le fracas des plongeons, celui de la course et de la lutte avec l’eau. Mais on ne lutte pas avec l’eau ; on se confond avec elle. On entend la confusion des corps avec ce qui les éclabousse. La peinture est une bête sauvage. Elle est comme l’eau dans de l’eau. Et on l’entend en même temps qu’on la voit parce qu’elle est entièrement ouverte. Douce panique de l’écoute originelle : on entend l’existence être, comme l’enfant dans le ventre de la mère. Naître Dans l’empathie, les choses sont là avant d’être déterminées. Elles sont contemporaines de leur apparition. Elles collent à un temps devenu océanique et sans bords ; d’où l’éclaboussure. Elles sont liquides. Elles ont lieu en même temps qu’on les voit, c’est‑à‑dire juste un peu avant. C’est ce que les baigneurs du Cercle viennent trouver sur le rocher du Catalan : comment c’est lorsque ça ne quitte pas le moment où ça naît. Le sourire de la championne Cent fois une fois. On entre dans le temps sans le diviser. Il est complet à chaque fois. Il flotte sur lui‑même comme sur son centre, au fur et à mesure. Lui aussi est un cercle, au fond, pour cette raison. Ce qui arrive ne passe pas mais se présente comme le geste d’être contenu dans le spectre d’un moment. Chaque maintenant constitue en lui‑même une seconde chance du temps, le passage d’un fantôme à venir. Un fantôme joyeux parce qu’il ne vieillira plus, à jamais. Un éternel présent hante nos images comme l’expression de la plus grande proximité dans l’infranchissable distance. La future championne est dans les bras de sa maman. Elle s’abrite dans son sourire. La bienveillance fantôme continue de produire son effet. Les images ont creusé dans l’air la forme de nos souvenirs et se sont confondues avec eux. La circonférence de leur cercle est partout. Elle leur tient lieu de centre. Maintenant Le temps des anniversaires est le présent. C’est ce qui fait qu’il ne finira jamais. Ce que l’on oublie n’est pas le passé mais, maintenant, ce qu’il y a à chaque fois d’étrange dans le simple fait pour les choses d’avoir lieu. Au fond, ce qui reste dans une image, c’est le côté inoubliable du fait d’avoir existé. « On ne se souvient pas d’avoir duré, on se souvient d’avoir été » (Bachelard). L’éternité n’a lieu qu’une fois, mais sans cesse. Elle est inoubliable tout le temps. Atmosphère L’expression juste passe par les corps. Elle n’exprime pas un état mais une atmosphère, par résonance. Ce qui résonne autour des baigneurs, et avec eux, c’est la présence continue du monde, à cet endroit, depuis un temps immémorial. Les nageurs sentent qu’ils se baignent dans « la mer allée avec le soleil ». La mer allée, mais jamais partie. Le cercle dans l’image Le Cercle est devenu une image. Il trace la figure des limites de la ville en l’orientant vers la mer. On vient s’y montrer, mais il résiste. On n’en sort pas tout à fait le même. La comédie s’y fait plus profonde : elle s’oublie dans l’accord païen de la terre et du pied. Marseille est la gardienne du vieux paganisme. Elle ne croit pas en rien mais en toute chose, pourvu qu’elle soit. La joie du ciel sans angle, le vent sur le rocher sont les colonnes du temple. L’immortalité y a lieu
Niry Ravoninahidraibe Les marchés peints d'Analakely De fil en aiguille, le public devient modèle, il ne prête presque plus attention au peintre, et la peinture prend forme lentement Comment percevoir cette image qui prend forme sous nos yeux ? Comment se laisser guider par ce peintre qui, avant de se mettre à l’ouvrage, est allé à la rencontre d’hommes et de femmes qui ne faisaient rien de moins que vivre leur routine ? Il interagit avec eux, il se présente au public et efface ainsi son étonnement. Celui‑ci l’entoure, chacun va à la rencontre de l’autre et fait sa connaissance. De fil en aiguille, le public devient modèle, il ne prête presque plus attention au peintre, et la peinture prend forme lentement, modèle et peintre sont patients. L’artiste se présente aux commerçants dans l’idée de saisir quelque chose de particulier, des instants de vie et des réalités. Toutes ces choses contenues dans les gestes, dans les regards, dans la découpe et la manipulation d’ingrédients pour la cuisine. Le résultat paraît simple et est pourtant bien plus saisissant qu’une photographie. Au fur et à mesure que les toiles se terminent, c’est un monde qui se découvre petit à petit. L’artiste est sur sa lancée, chaque dessin est une étape de plus qu’il surmonte. Chaque image vise à étoffer un avis et à faire régresser les idées reçues sur cette île de l’océan Indien. Ce marché est incontournable pour découvrir les fruits de saison, ceux qui proviennent des autres régions, et ces produits que d’ordinaire on retrouve dans les îles, fruits du jacquier et fruits à pain. Des produits dont la quantité et la variété ne peuvent que submerger celui qui les regarde. Des produits dont l’éclat suffit pour les distinguer, pour convaincre les acheteurs de choisir celui‑ci plutôt que celui‑là. Toutes ces variétés de fruits et de légumes s’offrent à la vue telles des palettes de couleurs. Tandis que chacun survole ces détails, le peintre lui s’arrête, pour ensuite recréer ce qu’il voit à l’aide de ses outils. Étonnamment, le marché paraît bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire. L’endroit semblait avoir livré tous ses secrets à ceux qui s’y approvisionnent presque tous les jours. Le peintre, lui, parcourt et relève à sa façon les couleurs afin de les sublimer et de les placer au centre de l’attention. Les gens, les produits, les couleurs et la vie tout autour Ce qu’il donne à voir ne laisse rien échapper de la vérité émanant de ces moments capturés en direct au pinceau Toutes ces vies qui tournent autour des produits de la récolte ou de la pêche : certains les cultivent, tandis que d’autres les achètent pour ensuite les revendre. Ces innombrables vies sans lesquelles le monde ne serait pas ce qu’il est. Le marché, élément incontournable de la ville. Les interactions et l’interdépendance, la survie des uns et des autres reposent sur les mêmes marchandises, des produits qui pour la plupart doivent être écoulés dans la journée. Sur les toiles du peintre, ce sont des existences similaires qui sont racontées. Un embarras du choix de produits des vendeurs qui jamais ne perdent patience. Ceux‑ci ont l’air distraits les yeux rivés sur ce qu’ils ont à faire, ils ont probablement oublié la présence du peintre. Vaquer à leurs occupations, tous en pleine immersion dans un art qui fait appel à un savoir‑faire particulier. Chacun dans son monde. Chacun donnant le meilleur de lui‑même, exécutant les gestes de manière mécanique. Les gestes rapides d’artisans plongés dans leurs automatismes. Le peintre, lui, fait dans le détail, il dessine les variétés : feuilles de manioc pilées formant plusieurs dômes de couleur verte, poulet de chair, poissons séchés ou gros morceaux de viande. Une attention sans faille aide à percevoir les couleurs incrustées et même les nuances presque microscopiques, sur les produits étalés, les visages, les habits, ou tout autre élément du décor. Chaque toile est une fenêtre, un tracé réalisé à l’aide de détails infimes. Non seulement l’artiste met en exergue des couleurs mais il permet de porter un regard juste. Ce qu’il donne à voir ne laisse rien échapper de la vérité émanant de ces moments capturés en direct au pinceau. Il s’efforce de rester fidèle aux couleurs naturelles. Ces œuvres sont éblouissantes. Pourtant, il ne s’agit là que de couleurs, celles de ces existences qui ne se suffisent pas à elles‑mêmes, ainsi que de personnages qui ne voient plus les teintes éclatantes qui les entourent. Un labyrinthe dans le marché Il faut avoir une idée précise de ce que l’on recherche pour s’aventurer dans ce lieu aux multiples couloirs. L’artiste invite à porter un regard différent sur un univers à part. Son travail révèle des trop‑pleins de couleurs mais également des éclairages tamisés. Il y a les étalages situés en pleine lumière mais aussi les pavillons placés dans l’ombre, éclairés à la lueur des ampoules. De même, il relie la fluidité de l’action qui est la sienne avec les mouvements de ceux qu’il contemple. Le boucher laisse tomber son bras armé d’une lame tranchante sur un énorme morceau de viande et le peintre à sa façon accompagne le geste. Le coin des viandes est un labyrinthe où les échoppes sont cachées les unes derrière les autres. Il faut avoir une idée précise de ce que l’on cherche pour s’aventurer dans ce lieu aux multiples couloirs. Lequel d’entre eux est le plus réputé, lequel propose les produits plus goûteux ? Pourtant, c’est la même scène à chaque fois : le boucher décroche ce morceau de viande à la forme grossière, en tranche une partie, un quart de kilo, un demi ou plus selon la demande du client. Les gens se succèdent, les pièces partent et les pavillons se vident. Entre‑temps, l’artiste a pris le temps de capter le mouvement, l’application du professionnel qui effectue son geste quotidien, d’une banalité presque spectaculaire. Il retranscrit l’éclairage, l’ambiance, le décor, les écriteaux indiquant le nom et le prix des marchandises, sans oublier les rideaux de viandes qui parfois cachent les artisans. Il capte l’univers de ces pavillons placés les uns près des autres. Chacun a une place dédiée, chacun vit et survit. Le marché d’Analakely, c’est aussi l’évocation de ces vies qui se ressemblent, presque agglutinées pour former un tout. Le peintre transporte vers des ambiances particulières. Les dessins exposent à la lumière un monde à part. Une visite dictée par des produits de toutes sortes et des activités manuelles. Les vies racontées sont bien là, palpables jusqu’au moindre reflet. Des étals de couleurs Un univers gorgé de vies et de possibilités gustatives Tous ces étals se remplissent au matin pour se vider au fur et à mesure que la journée s’écoule. Le portrait de ceux qui vendent pour survivre et qui permettent à tant d’autres de vivre. Ceux qui vendent du goût mais aussi des couleurs. Tandis que ceux qui achètent ne prennent pas le temps de connaître ce lieu qui a tellement à offrir, tant de possibilités en cuisine. Se rendre au marché d’Analakely est une action banale : un aller‑retour rapide, des recettes toutes faites, simplifiées, une cuisine rapide, presque sans goût. Mais plus personne n’a le temps de contempler ces étals et ces couleurs à ne plus savoir où donner de la tête. Les œuvres du peintre rappellent l’existence de cet univers gorgé de vies et de possibilités gustatives. Des variétés de fruits, de légumes, des pièces de viande, des fabacées, des petits poissons séchés, des feuilles de manioc pilées, des produits de la mer, etc. L’artiste s’est immergé dans ce marché comme on pénètre dans un labyrinthe avec l’assurance de trouver son chemin. Comme il est impossible de comprendre tout en restant en retrait, il s’est approché le plus près possible. Ses œuvres laissent transparaître la liberté qu’il prend dans le tracé des formes et dans le choix des couleurs. Et pourtant, tout est là. Des scènes qui sont jouées jour après jour : que ce soit le boucher qui tranche la viande ou encore la vendeuse de légumineuses assise à sa place habituelle. Tout y est reconnaissable, ce n’est rien de moins que la narration d’un marché malgache. Patrick Pleutin a pour parti pris : « Aller à la rencontre des artisans, des marchands, pour la création ad hoc de l’œuvre. Comment saisir la pensée archipélique, son essence, son élan, sa vigueur ? Sans doute en les surprenant, en évitant de parler à leur place et en livrant leur chant choral. Tel quel. » Surprendre pour mieux comprendre la portée des choses. Dans sa démarche, il semblerait que son art permette de rendre possible le fait de saisir à la volée une vérité.
Bernard Muntaner Marcher au plus près du Marché Dès qu’on aborde le sujet de la nourriture, cela provoque une explosion de questions, de réponses et de commentaires qui accompagnent tout de suite le sujet. Nous, consommateurs, sommes plus près de notre assiette et des ingrédients qui la composent, plus attirés par les saveurs et la découverte des cuisines locales ou exotiques que de l’univers quasi secret qui se trouve en amont de ce moment privilégié qu’est un repas... Faire son marché est une façon d’apercevoir ce qui précède la composition de tout plat dans nos assiettes : les fruits, les légumes, les poissons ou les viandes, ainsi que les boissons et les herbes aromatiques. Mais d’où viennent ces ingrédients qui nous sont proposés ? Ils sont rarement issus d’une proximité de territoire, si on n’excepte les petits marchés de villages, ici ou là. L’événement « Les Marchés peints de La Comédie » qui a eu lieu à La Comédie de Clermont‑Ferrand Théâtre National, de juin 2020 à juillet 2021 s’est donné comme projet de nous sensibiliser sur la question de la production locale dans un secteur limité à 70 km autour de la ville. À partir de septembre 2020, La Comédie a invité les paysans producteurs à poser leur étal spécifique autour du théâtre chaque deuxième lundi du mois. Mais comment rendre compte du déroulé des activités particulières et essentielles qui ont précédé cette rencontre entre marchands et consommateurs, sans utiliser les mots inhérents aux chroniqueurs ? Cette approche a été confiée à Patrick Pleutin qui a remplacé les « mots à écrire » par des images‑présence à lire dans sa peinture, laquelle a accompagné ses nombreux trajets effectués durant plusieurs mois (de novembre 2020 à juin 2021), au plus près de l’activité paysanne, dans les champs, les jardins, les caves... Il dit « Je suis au plus près du jardinier, j’apprends le respect de la patience », c’est une phrase en parfait contraste avec son travail dans lequel on peut déceler la vélocité d’une écriture graphique, l’énergie qui alimente son dessin, la maîtrise d’un chaos coloré, la composition qui dérègle les règles, bref, une impatience à saisir le présent qui s’offre à sa perception et qui fait exprimer la richesse de son ressenti immédiat de plasticien. « Ce sont des sujets magnifiques que je peins à genoux dans la terre humide ». Peinture gestuelle, presque fébrile, mais surtout parfaitement maîtrisée, comme le sont les gestes du Paysan, ou du Chef dans sa cuisine. Il rencontre les paysans dans leurs champs, et, comme dans une chorégraphie symétrique à leurs gestes, il se penche vers la terre où il a posé sa feuille de papier et sur laquelle il traduit cet univers qui l’entoure en traçant des correspondances graphiques colorées de son expérience in situ. Il documente la ferme, le jardin ou le potager des uns, le champ et la cave des autres. Il va traduire, en s’immergeant, l’origine de ce que nous trouverons plus tard sur notre table, dans nos assiettes, l’oignon sorti de terre, le haricot déjà vert attaché à sa tige, les cagettes de tomates prêtes à être livrées, la viande découpée, le poisson scintillant, les champignons en germination.... Sa relation avec les marchands est des plus amicales, la bienveillance et l’empathie avec ce monde qu’il souhaite traduire est sincère et plein d’humilité devant la présence inatteignable de ce qui est propre à la Nature. L’Art n’est qu’un ersatz, même s’il nous conduit à la rencontre du réel, on sait qu’il n’est qu’une imitation, même réussie, de la nature... Mais c’est dans l’action de peindre, ici un réel, que se retrouve une forte présence de Nature dans l’acception la plus étendue du mot. Patrick Pleutin dessine aussi dans les caves où poussent les champignons, il va même tailler les vignes avec un vigneron en plein milieu d’un mois de février sec et froid. Il participe au plus près de ce monde paysan « je peins entre les allées, à même la terre battue, les gestes des cueilleurs et mes peintures sont des incorporations de tous leurs gestes « en présence ». Après ce temps passé, traduit en images dans la campagne, il va quitter jardin, champs, caves et potagers pour rendre compte ensuite, toujours en leur présence, des étals des marchands installés à proximité de la Comédie. Ils sont tenus par les paysans eux‑mêmes qui savent parler de leurs productions, et qui trouvent ainsi l’occasion d’échanger directement avec le consommateur... « L’avantage de la vente directe c’est que vous avez le consommateur en face, vous saurez ce qu’il pense de vos produits : ça sort le paysan de sa ferme et de son quotidien » Pour cette rencontre sur le marché, il s’est fait confectionner une table roulante de cantine sur laquelle il a posé de nombreux pots d’encres de couleurs, disposés dans une déclinaison d’arc en ciel, associés à des pinceaux et des calames appropriés. Il s’opère un amical jeu de face à face entre ces deux tables d’exposition, la sienne avec les ingrédients de sa production plastique et l’étal du marchand qui rivalise de couleurs naturelles exprimées par les légumes, fruits, et autres condiments. La première manifestation avec le Marché s’est tenu dans la salle des Pas perdus de l’ancienne gare, où se trouvaient jadis les voyageurs en attente d’un prochain train, ou venus accueillir des amis ou parents, arrivés d’on ne sait où... Le chariot de l’artiste se déplaçait devant chaque étal des maraîchers pour les représenter derrière leurs produits offerts à la vente, l’ensemble toujours traduit dans une urgence de réalisation, comme si la courge, le poisson ou le fenouil allaient disparaître de sa vue. Il s’oppose, dans son rapport aux choses et au temps, à ce qui est propre au paysan, obligé d’attendre la germination, la pousse, la récolte dans cet espace temps inhérent à son travail. Deux êtres‑là au monde qui se complètent parfaitement pour l’occasion. Sur le terrain des paysans il avait posé ses feuilles de papier à même la terre pour dessiner. Dans la salle des Pas perdus il a posé également au sol deux lés d’une toile de 3 x10 m chacune, autour de laquelle il se déplace en effectuant des pas de danse improbables qui accompagnent, ou commandent, la gestuelle créatrice de ses pinceaux. Ces grandes toiles posées au sol sont comme des nappes qui recouvriraient des tables, mais qui sont en réalité pensées comme des passerelles, « une extension du plateau de la scène connecté au monde du théâtre ». La performance plastique et chorégraphique de l’artiste, est exécutée en public, comme un acteur sur scène exprimant sa présence au sujet. Cette toile sur laquelle il a posé des fruits, des légumes, du poisson, de la viande, qu’il matérialise entre linéaments de dessins et colorations de peinture, aurait pu être présentée sur un plan horizontal, placées à hauteur de table afin que les spectateurs se trouvent en face à face comme dans une tablée de convives, dissertant sur les ingrédients à partager, et ici présentifiés. Mais l’espace devait retourner aux Pas perdus pour les spectateurs du théâtre, et les toiles furent tendues sur châssis et élevées dans les airs, accrochées en haut des murs, en face l’une de l’autre dialoguant à distance. Ainsi, la peinture passa de la table au tableau. On est passé d’une position horizontale à une exposition verticale, quittant la proximité familière d’un repas éventuel pour rejoindre la chose sacralisée. Passer de la nourriture à consommer à celle à regarder, à admirer : lever la tête pour voir les images‑présence nous regarder. Au sol, au centre de la salle une sorte d’« araignée » blanche, ou un rhizome complexe est peint sur un tapis de danse (qui suggère aussi les pas). Sur ce fond noir on pourra y lire une cartographie simplifiée des chemins qui conduisent aux lieux de cultures où se préparent les prochains marchés. Cette invitation graphique se retrouvera de façon très précise avec le livre. Présentée en une carte pliée, elle sert de demi couverture à l’ouvrage et rend compte de l’itinéraire à suivre pour qui veut s’investir dans l’aventure. Chaque lieu est situé dans un périmètre qui grandit. Il commence du plus proche (5km), jusqu’à atteindre un rayon de 70 km de distance autour de la ville. Le mystère que l’on recherche dans l’art culinaire, ou la cuisine familiale pourra être levé : on peut aller voir les lieux, et tous les acteurs de proximité, en refaisant le voyage que l’artiste a fait dans ces lieux sublimés par sa peinture. Lorsque Patrick Pleutin dessine et peint sur son chariot de cantine face au maraîcher, une caméra filme en temps réel l’élaboration de son travail et le retransmet sur grand écran, à l’extérieur, afin de décloisonner l’espace et inviter le passant à vivre l’immédiateté de sa création. Pendant le temps de la découverte de ces différents lieux, lors de ses dix voyages étalés sur un an, il aura réalisé près de 250 dessins, dont une sélection de 114 se retrouveront dans le livre « Les marchés peints de La Comédie », l’édition qui en a découlé et qui rend compte de cet événement à La Comédie de Clermont‑Ferrand. C’est un ouvrage peu banal dans sa confection car il est réalisé avec des encres Pantone qui remplacent les couleurs habituelles de l’imprimerie, toujours pour être au plus près de la reproduction fidèle de ses peintures aux colorations particulières. De même que ses dessins rendent compte de ce qui a précédé la nourriture qui est dans notre assiette, la fabrication de l’ouvrage laisse apparaître un « hors champ » du livre. On peut voir sur le dos les nombreux cahiers cousus dont chacun est souligné d’une couleur différente qui reprend les couleurs qui ont servi à imprimer les images. Il se présente comme métaphore de ce qui ne se voit pas lors de l’achat d’un produit ou dans la confection d’un plat, mais qui fait qu’il existe pleinement dans sa singularité. Le dos (ce qui est derrière) cache le processus, le secret alchimique d’une chose visible. C’est ce qui fait question : « comment c’est fait ? », « il y a quoi dedans ?», « quelle en est la recette ? » Mais on sait que toute recette (en cuisine, ou en art), ne fait ni la réussite, ni le succès, et que, pour exprimer son art, il faut aussi être attentif à la révélation, à l’émulsion du moment, au bouillonnement inattendu, tout ce qui se manifeste lors de l’élaboration d’un travail, et, bien sûr, à la soudaine arrivée du hasard, qui, comme tout accident peut orienter de nouvelles recettes. La sérendipité est propice à de nouvelles créations. Lors de son travail l’artiste a renversé un pot de couleur blanche sur sa toile... Plutôt que de l’effacer, ou de tout recommencer, la tache est devenu la laitance en support du poisson dessiné. L’artiste est attentif à ce qui se déclare soudainement, ou qui se trouve proche. Pour être toujours au plus près du réel, ou le convoquer, il a souvent frotté ses feuilles de carnet avec la terre à portée de main, ou les herbes colorantes qu’il marie à son dessin. C’est sa rencontre avec la caractéristique de la région qui l’a conduit à exécuter avec de la poudre de lave du volcan, le fond en grisaille de ses deux toiles. Être « au plus près » est un présent sans artifice, sans déformation, sans parasitage, un « plus » fidèle au sujet peint. La photographie d’une tomate, d’une courge, d’un céleri, ne saurait remplacer le contact direct avec le sujet. Traduire une traduction s’est s’éloigner encore plus d’une rencontre. Le face à face produit la fulgurance de la traduction on l’a dit, l’artiste dessine et peint très vite, comme si l’urgence de l’instant se faisait primordiale. Peindre au plus près du marché et de ce qui le constitue. Peindre au plus près d’une réalité à dévoiler. Bernard Muntaner Critique d’art, commissaire d’expositions Marseille le 9 septembre 2021
Les marchés peints de la Comédie Sur papier Ingres, faire tressaillir les échalotes. Sur un rayon de 70 kilomètres, en suivant la cartographie poétique de Clermont‑Ferrand et de sa région, j’ai parcouru certains sentiers de traverse du Puy‑de‑Dôme, tissant ainsi leurs nombreux niveaux de correspondances narratives et dramaturgiques. Mon regard se précipitant sur tout ce qui venait à moi, j’ai arpenté les paysages, les champs, les fermes, les ateliers, les vignes, les caves, les jardins, les marchés... J’ai rencontré des éleveuses, des alchimistes de l’huile de noix, des jardiniers, des cueilleurs de shiitakes, des cuisiniers... Puis je suis allé devant le théâtre, où des étals proposent chaque mois les nourritures issues du travail des hommes et où émerge toute une variété de fruits, de légumes, de viandes, de noix, de cailles, de poissons écailleux, de truites vivantes ou fumées... J’ai peint toute cette vie en direct et avec gourmandise, à coups de tracés à l’encre, à la gouache et au calame. De nouvelles formes, de nouvelles harmonies de couleurs ont surgi, enrichissant ainsi l’atlas des sensibles que constituent mes centaines de carnets de peinture. Tout cela est maintenant imprimé dans le livre des marchés peints de La Comédie avec la complicité artistique de l’équipe du théâtre. Mes peintures y sont accompagnées par les textes de l’écrivain Éric Roux qui m’a ouvert son champ de connaissances. La carte peinte de la région située tout autour de La Comédie permettra à chaque lecteur de trouver son sentier sur un mode de cheminement empreint de lenteur et de résonances intérieures. Voici donc livré dans un jaillissement de vies et de couleurs l’univers des champs et des jardins volcaniques, iodés et sanguins, novateurs et classiques. Il y a là le fruit du travail des humains qui prennent soin des nourritures, qui assurent notre subsistance, et perpétuent aussi les cycles de la vie Je roule corps et âme vers la plaine de Gerzat, à la rencontre d’un couple de jardiniers engagés, locavores, enracinés dans un territoire fertile et pétri d’histoire. Je les peins en train de planter des Monalisa et des rates, dans toute la profondeur de ce paysage. Derrière moi il y a une cabane, des pommeraies et un pré qui, à chaque printemps, se couvre de pissenlits et d’orties sauvages : ils sont travaillés en suivant au plus près la saisonnalité et la respiration de la nature. Conduit dans l’esprit de la permaculture, ce potager est riche de plus de dix variétés de tomates, carottes, herbes, poireaux, choux, concombres, courgettes, groseilles, cassis, fenouils, petits pois, oignons blancs et rouges... Ce sont des sujets magnifiques que je peins à genoux dans la terre humide du potager. En plein centre‑ville, je retrouve dans l’atelier du nougatier certains des parfums de mon enfance, les saveurs des gâteaux de Jeanne, ma grand‑mère, qui faisait aussi son potager : nous avions toujours des tas de superbes fruits et légumes, groseilles, framboises, fraises, rhubarbe, noisettes, noix, amandes, qu’elle mélangeait à la pâte et au miel pour nous confectionner des gourmandises. Je peins là le corps à la musculature puissante de l’ancien basketteur professionnel qui brasse la pâte chaude du nougat. J’incorpore ses gestes, simulacre fugitif de cette réalité sensible. Au Crest, au sud de Clermont, Pierre, qui est vigneron, me guide dans le labyrinthe des caves de sa propriété familiale. Nous allons ensemble tailler les vignes en plein milieu d’un mois de février sec et froid. Son sécateur taille dans le vif et ma peinture se charge de ces énergies vitales. Je saisis la vérité crue et nue et la puissance de ses gestes taillant les sarments rouges. Je frissonne en peignant l’angle du losange que la vigne dessine sur cette colline qui domine la vallée aux paysages volcaniques. Dans l’obscurité noire des caves situées en plein cœur de Riom, je me cogne la tête sans cesse. À même le sol calcaire, je me pâme devant la couleur des shiitakes que je peins dans mes carnets de papier kraft et sur du papier allant du gris au blanc cassé. Ce paysage de champignons à la force d’une installation de Joseph Beuys. Il y a là un champ de connaissances qui fait résonner ma peinture de noms et de formes souvent magiques. Ces caves humides et chaudes, à l’abri de la lumière de Riom, créent une dramaturgie inattendue : Tristan et son équipe récoltent les shiitakes sur des blocs d’une terre amalgamée blanche. Je saisis les frémissements de toute cette beauté provocante dans sa couleur, son grain et sa texture. Ici, je suis un guetteur insatiable. Je regarde, je ressens le soufre des substances aussi bien par mes yeux que par mes dents, mes papilles et mes narines les yeux de ma langue. Je peins entre les allées, à même la terre battue, les gestes des cueilleurs, et mes peintures sont des incorporations de tous leurs gestes « en présence ». Cela implique pour moi d’être là au bon moment, d’improviser, mais aussi et surtout de saisir ce qui fait la spécificité de leur présence irréductible. Rosset disait que la peinture a pour objet non ce qui dure mais ce qui à chaque fois a lieu. C’est la peinture comme expérience, comme geste et non comme tableau. J’arrive dans les jardins du château de la Roussille, à Vertaizon. À quatre pattes, rampant sur ma peinture à même la terre, je peins des échalotes grises à peau épaisse. Je saisis leurs ombres bleues, faisant tressaillir les reflets de leurs peaux grises qui imprègnent le papier Ingres. Ne faisant aucune reprise, je n’ai aucun recul, et seul mon ressenti me porte dans ce climat chaud, humide, plein d’odeurs de feuilles de figuiers aux parfums puissants, réconfortants, palpitants. Il y a des arbres fruitiers partout, des noyers, tous croulant sous les fruits. À Vertaizon, je marche vers les parcelles de Limagne que Christophe cultive. L’une d’entre elles est dédiée aux aromatiques, une autre à l’ail, aux asperges, aux fraises, aux oignons... Christophe me tend une fleur d’ail qui reflète son ancrage dans le paysage. Je suis au plus près du jardinier, j’apprends le respect et la patience. Un matin, guidé par la cheminée fumante d’un atelier, j’arrive sur le chemin de terre qui longe le petit village de Vensat dont le paysage au biotope végétal est riche. L’expérience m’amène sur des terrains complexes et émotionnels que j’embrasse et qui m’emportent. Je suis submergé par la nature. C’est presque violent, tant mes sens sont sollicités. Quand je pénètre dans l’atelier au‑dessous du volcan, c’est une gifle sensorielle d’odeurs qui me cueille. Je peins les corps fumants qui travaillent, partageant un rituel alchimique de gestes chorégraphiés, reproduits et transmis de père en fils. L’eau, le feu, la terre, l’huile en fusion sont puissants, antédiluviens, à la fois minéral, animal et végétal. Il est difficile d’oblitérer la terre quand on est à Vensat. Je porte mon regard sur les collines en caressant le tapis végétal, puis je respire le parfum suave des immortelles en fleur. Je peins les vieux noyers des jardins sous un ciel gris de payne cendré. Je les peins sur différents fonds aux teintes plus claires qui deviennent chantantes, brûlantes au rythme des ciels, des arbres, des odeurs, des roches et des herbes, du vent, de la pluie cinglante et des lumières improbables. Mes peintures sentent le brûlé, je travaille avec le feu. Comme les chiens des Noces de Cana, quand je croise Nessa sur le marché, elle partage avec moi la même gourmandise. 
À jeux ouverts Mes peintures se créent sur le vif. Sur le vif des répétitions, des restitutions des 14 compagnies invitées au Théâtre de Val‑ de‑Reuil. Je dérègle du jeu dans la peinture, à jeux ouverts. La partie n’est pas jouée. Ce sont des peintures en scène des expériences pensées par les gestes chorégraphiques, aussi bien que par les mots de l’écrivaine Marie Nimier qui a pris en charge la musicalité de l’écriture de ce journal. Liées à ses mots, mes peintures sont des incorporations des gestes chorégraphiques inventés tout au long de ce temps bouleversant que nous traversons aux aguets, toutes et tous ensemble. Ce temps se poursuit, jusqu’à quand ? Jusqu’à l’épuisement ? Nul ne sait. Ce temps engage l’invention aussi bien que notre résistance créative. Je reçois le monde spontanément. Ici, je suis irradié, subjugué par la présence des corps en acte. J’intègre les gestes des danseurs et j’en témoigne, sans passer par l’emprise des codes photographiques. Le moteur de ma peinture, c’est le visible : je restitue au monde sa charge et je rends vivante par le dessin la présence des artistes tout cela en direct. Ici nous rendons compte de toute l’intelligence gestuelle : les mouvements esquissés, corporels, oculaires, lacrymaux, buccaux les souffles de vie de ces artistes en action pendant la parenthèse offerte par les résidences. Peindre en scène, avec elles, avec eux mes feutres, mes calames, mes encres, mes gouaches et mes pinceaux rejouent les possibles combinaisons des « mimèmes », comme les appelle Marcel Jousse, reçus du jeu des acteurs, des corps des danseurs, musiciens et circassiens. Cette expérience du geste offert, mise en place avec la complicité des artistes invités, est une sorte de rituel, elle rend aussi possible la création d’un laboratoire des choses agentes et des choses agies. C’est une prise de conscience qui me permet de bâtir une mémoire vivante, dont l’adjuvant omniprésent est le rythme de ces gesticulateurs que sont les artistes avec qui je suis. Un processus d’interaction intense se joue entre nous. La peinture que j’applique prend corps en direct. Mes gestes de peintre, tout ce que je dessine, composent autant de saisies du réel qui font de moi un anthropologue « mimeur » un « cinémimeur » qui se joue du réel. Nos pratiques artistiques, ici réunies, ne sont pas de simples « en face » du peintre. Ce sont avant tout des rencontres riches et précieuses parce qu’elles déplacent les lignes, elles retournent le sens des interrogations sur les représentations de l’espace chorégraphique et sur le geste. Le chemin, c’est la présence, l’interprétation, autour desquelles ma peinture articule son chemin. C’est un chemin plastique mais aussi de « vérité ». Il faut le dire. C’est‑à‑dire une éthique du sens de l’existence en général. C’est fondamental. « Éthique » ne veut pas dire ici « morale » mais signale et accompagne une interrogation de ce qui vaut la peine. Elle dégage l’horizon d’une certaine plénitude du vivre. Peindre, c’est vivre. Quand je peins, je suis frappé par la nécessité que j’ai de la « réelle présence ». Le fait d’être « en présence » nous unit c’est important par les temps qui courent, où d’aucuns prônent la distance. La présence est un des possibles face au retrait dans l’isolement imposé et dicté comme étant salutaire. À l’Arsenal, les artistes sont présents. Ils sont ensemble. Et cette présence est irremplaçable. Patrick Pleutin
Saisir un jaillissement de vies et de couleurs À la rencontre de la pensée archipélique La nourriture et la cuisine sont des axes narratifs et dramaturgiques. J’ai choisi de tisser des correspondances entre les marchés que j’ai visités sur la route terrestre de la soie de Bâmiyân, en Afghanistan, et ensuite sur la route maritime des épices de l’île de Pâques, sur les traces de l’écriture poétisée d’Édouard Glissant  à la rencontre de Rapa Nui. J’ai tenté de nouer un fil à partir des impressions de terrain et un faisceau de correspondances entre ces deux grandes routes commerciales terrestres et maritimes, jusqu’à l’île de Madagascar. Durant ces quelques jours de résidence d’artiste à Madagascar, en déambulant dans la ville de de Tananarive, je vais peindre tout ce qui est là, devant mes yeux : les femmes, les hommes, la cuisine, la table, la nourriture, les paroles… Mon parti pris est d’aller à la rencontre des artisans, des marchands de la pensée archipélique pour révéler son chant choral, son essence, son élan, sa vigueur. Dans son brouhaha, ses arythmies, son verbe multiple et sa folie douce. Son dérangement constant, son déséquilibre joyeux. Voici l’univers des marchés iodés et sanguins, novateurs et classiques, livrés dans un jaillissement de vies et de couleurs. Il y a là les échoppes d’un quartier de Tananarive, lieu de socialité, où s’exposent les fruits du travail des humains, les nourritures qui assurent leur subsistance et par lesquelles se perpétuent les cycles de la vie. Ces échoppes sont des tanières d’ombre d’où émerge toute une population cavernicole de fruits, de légumes, de viandes, de crabes vivants, de chevaquine rouge, de crevette d’eau douce séchées, de poissons écailleux. Je les peins en direct avec gourmandise, comme si mon regard se précipitait sur eux. Je saisis avec mes feutres, mes encres, mes gouaches ces moments de vie. Sur les marchés et partout dans la ville, dans les rues où les fournisseurs‑artisans sont basés. Je dessine des ingrédients culinaires venus des quatre coins de l’île de Madagascar. La plupart ne sont pas connus, et mes peintures seront relayées par les textes de l’écrivaine malgache Niry Ravoninahidraibe. Elle m’ouvre son champ de connaissances et partage ses recettes avec ces produits aux noms et aux formes souvent magiques. Je retrouve Rebeyrolle, au détour de cette gourmandise que je partage avec lui. Les peintures sont réalisées de façon libre et précise sur mes carnets de papier kraft, utilisé dans sa couleur naturelle, ce qui leur confère une proximité familière. Le kraft est également utilisé pour envelopper les produits du marché. Ces espaces insulaires créent une dramaturgie : au travers des produits simples et bruts, des relations et des échanges. De même quand deux métiers manuels se rencontrent et travaillent de concert de leurs mains leurs matériaux – le boucher avec sa viande et le peintre avec ses instruments traditionnels. Avec mes peintures qui se créent sur le vif au marché d’Analakely, parfois je retrouve le peintre Paul Rebeyrolle, au détour de cette gourmandise que je partage avec lui. Rebeyrolle n’a jamais oublié les souvenirs rapportés de Madagascar. Il les a retranscrits sur de grandes toiles avec des étoffes, des plumes, du crin blanc venu d’Afghanistan et le noir de la vieille bourre de fauteuil il a trituré les mousses de polyester, a touillé des colles, des terres, de mailles de fer et de bois mêlés à ses pâtes et à ses pigments, en orgiaque volupté. Cela a abouti aux grands étals sensuels et odorants de la série « Tana » en 2001. Rebeyrolle a aimé se mêler aux artisans rencontrés dans le labyrinthe des échoppes d’un marché d’Antananarivo. Sa peinture saisissant ce réel dans toute sa cruauté provocante, dans son frémissement et sa couleur, son grain et sa texture, a établi une tension dramaturgique. « Un tableau c’est un mensonge organisé pour saisir le vrai », a‑t‑il dit. Les marchés de Tana seraient‑ils pour Rebeyrolle l’expérience d’une transcendance vécue et imaginée dans la transformation de l’espace ? L’intensité de la substance transmutée, chaque dose de peinture émerge de ce magma et hurle sa présence, sa réalité. À Tana, Rebeyrolle saisit la vie du marché qui l’entoure, conscient jusqu’au bout que son geste de peintre est renforcé par son activité de guetteur. Les titres de ses toiles montrent la gourmandise intacte du peintre « Étal avec têtes de mouton », « Mofo », « Étal avec poulet et chair », « Anosisioa l’île du bien », « Ambohibao nouveau village », « Antanety la colline », « Poulets avec leur cage », « Le chien blanc ». Quand Rebeyrolle regarde l’étal du poissonnier, « la nage poissonne », cela veut dire que la substance n’est pas saisie seulement par les yeux mais par les dents, par les papilles » écrit Jean‑Paul Sartre 2. Quand il peint, c’est le goût des marchés de Tana mangé qu’il couche sur la toile. Cette totalité n’est pas vue mais sentie, goûtée : les yeux de la langue. Je dérègle du jeu dans la peinture, à jeux ouverts. La partie n’est pas jouée. Mes peintures sont réalisées entre les étals et les pavillons des artisans du marché, ce sont des expériences pensées par les gestes des maraîchers, des éleveurs, des bouchers, des poissonniers, des vendeurs d’épices. Tout cela rythmé par la musicalité et les mots que l’écrivaine Niry Ravoninahidraibe nous offre ici. Liées à ses mots, mes peintures sont des incorporations des gestes des artisans. J’intègre les gestes des personnes qui m’entourent, et j’en témoigne Ici nous rendons compte de toute l’intelligence humaine et gestuelle : les mouvements esquissés, corporels, oculaires, lacrymaux, buccaux les souffles de vie de ces femmes et de ces hommes, de ces artisans en action. Le moteur de ma peinture, c’est le visible : je restitue au monde sa charge et, en direct, je rends vivante par le dessin la présence de l’humanité qui m’entoure. Je reçois le monde spontanément. Ici, je suis irradié, subjugué par les corps en présence et en acte. J’intègre les gestes des personnes qui sont là, qui m’accueillent et m’entourent, et j’en témoigne. Peindre est une prise de conscience qui me permet de bâtir une mémoire vivante dont l’adjuvant omniprésent est le rythme de ces gesticulateurs, gesticulatrices que sont les personnes avec qui je partage ces moments. Un processus d’interaction intense se joue entre nous. La peinture que j’applique prend corps en direct. Mes gestes de peintre, tout ce que je dessine, composent autant de saisies du réel qui font de moi un « anthropologue mimeur » h. Nos pratiques artistiques et artisanales, ici réunies, ne sont pas de simples « en face » du peintre. Ce sont avant tout des rencontres riches et précieuses parce qu’elles déplacent les lignes, elles retournent le sens des interrogations sur les représentations de l’espace géographique et humain qui m’invite à cartographier les gestes. Le chemin, c’est la présence, l’interprétation autour desquelles ma peinture s’articule. C’est un chemin plastique mais aussi de « vérité ». C’est‑à‑dire une éthique du sens de l’existence en général. Peindre, c’est vivre. Quand je peins, je suis frappé par la nécessité que j’ai de la « réelle présence ». Le fait d’être « en présence » nous unit c’est important par les temps qui courent, où d’aucun prône la distance. La présence est un des possibles face au retrait dans l’isolement imposé et dicté comme étant salutaire. Sur le marché d’Analakely, les artisans, les habitués, les passants d’un jour sont présents. Femmes et hommes sont ensemble. Et cette présence‑là est irremplaçable pour un enrichissant dialogue interculturel. Patrick Pleutin 13 avril 2021
Pierre Cambon Fleurs de Bāmiyān réminiscences... Se sont évanouis les fées et les démons Quand jadis en l’étable est venu saint Remacle Et les moines ont fait ce si triste miracle La mort des enchanteurs et des gnomes des monts. Guillaume Apollinaire, Le guetteur mélancolique Au cœur des « montagnes neigeuses », le site monastique de Bāmiyān, creusé à flanc de falaise, entre deux buddhas de taille monumentale, sculptés à même le roc, est orné de peintures (5e –7e s.). Celles‑ci illustrent la rencontre des mondes iranien et indien aux temps de l’expansion de l’Iran sassanide (224–651) sur ses frontières à l’Est et de la diffusion du Bouddhisme, à l’époque post‑gupta (6e–7e s.), vers l’Asie du nord‑est, programme iconographique global dont la clé s’est perdue, à l’ombre d’un bouddhisme peut‑être d’obédience royale, aux intentions pédagogiques et didactiques, missionnaires ou eschatologiques. Traces – Résurgences – Résonances – Transparences – fragments peints, des bribes de compositions apparaissent, se fondant dans la roche, au point que le regard se perd et peine à décrypter le thème, piégé par l’anamorphose et les jeux de lumière, quand la peinture disparaît dans la pierre ou quand celle‑ci s’immisce, sans y être invitée, comme élément à part entière de la décoration. Par‑delà le masque de l’iconographie, plaquée sur le décor, surgit un univers de formes abstraites, géométriques ou bien naturalistes – un herbier improbable relégué sur les marges, à la manière des tapisseries gothiques, dont l’origine renvoie, en partie tout au moins, aux peintures d’Ajanta dans le sous‑continent indien et qu’on retrouve jusqu’en Asie centrale sur les murs de Quca, dans l’actuel Xinjiang un répertoire animalier importé directement d’Iran, sanglier à la tête coupée dans un médaillon emperlé, dont l’écho se retrouve sur les robes des dignitaires turcs du site d’Afrasiab ou dans les soieries retrouvées du cimetière d’Astana, dans l’oasis de Turfan, aux portes de la Chine autre thème issu du répertoire sassanide, décliné sur les reliefs de Taq‑i‑Bostan, celui des deux oiseaux qui tiennent un collier dans leur bec, là encore au centre d’un médaillon à motifs emperlés, un motif qu’on retrouve à Kyongju dans la péninsule coréenne à l’époque du Silla unifié (7e–10e s.), sculpté dans le granit. Plus inattendue est l’image du poulpe, qui rythme le plafond, dans un site qui s’élève à 2500 mètres, peut‑être un souvenir lointain de Méditerranée comme le sont ces figures de chevaux ailés ou bien de femmes‑oiseaux, quand les musiciennes évoquent l’Inde. Ce vocabulaire s’inscrit dans un cadre architectural, les motifs animaliers décorant le plafond au quadrillage quasi‑mathématique, sur un mode régulier et très systématique, ou, pour ce qui est des rinceaux, de l’herbier réaliste ou rêvé, rehaussant un programme extrêmement codé, en vue peut‑être de l’humaniser en lui donnant une connotation naturelle et terrestre. Les fleurs de Bāmiyān, infiniment fragiles, ont pourtant survécu dans ces hauteurs glacées, au cœur d’un centre caravanier où se croisent les marchands venus du Nord, de l’Ouest ou bien du Sud, dans cette vallée heureuse qui a vu le passage des hordes de Gengis Khan et les chaos récents. Elles sont restées, dans ce monde minéral à la lumière intense, modestes et incongrues quand les peintures s’effacent par la folie des hommes et par l’effet du temps. Elles témoignent d’un temps où l’inspiration démarque la Nature, où l’art rupestre est toujours nostalgique de l’architecture de bois, à la manière indienne, mais selon d’autres codes. Les meilleurs exemples en sont ces plafonds à laternendecke où les poutres retranscrites dans la roche s’empilent en quinconce pour faire la couverture jusqu’à ne plus laisser que l’ouverture finale évoquée par un dôme, le puits du ciel, écho de ces tentes de nomades et de l’ouverture par laquelle s’échappe la fumée, qui fait communiquer le ciel avec la terre – soit le souvenir transcrit à même le roc d’une architecture propre au monde himalayen, de l’Afghanistan au Cachemire, mais que l’on trouve aussi en Asie du nord‑est, dans la péninsule coréenne, au royaume de Koguryo, au point que l’interprétation oscille entre une vision atemporelle et l’approche historique, comme si la diffusion de ce type de structure, relativement délimitée dans le temps, répondait en fait à l’extension de l’empire centre‑asiatique des Turcs occidentaux (552–630). Bāmiyān est au sens propre un carrefour ouvert à tous les vents, un carrefour ouvert à tous les mondes, à tous les conquérants, un écrin où les formes apparaissent, s’effacent et ressurgissent au hasard de la roche ou des jeux de lumière, au hasard du regard qui reconstruit toute la beauté du monde, juste le temps d’un rêve, ou d’une reconnaissance. Gengis Khan a fait passer au fil de l’épée tous les êtres vivants de la vallée de Bāmiyān, après la mort de son fils, tué dans une embuscade, sans toucher aux buddhas. Ceux‑ci ont disparu en mars 2001, premier acte d’une guerre des images et d’un terrorisme médiatique, où la communication se fait dès lors par de nouveaux canaux, même si la cible est la même, semer l’épouvante et la peur indicible pour briser toute résistance possible. Les fleurs de Bāmiyān, pourtant, ont survécu malgré leur fragilité et leur délicatesse, peut‑être à cause de leur insignifiance, même si elles sont la part du rêve, témoin de la fierté de vivre et de la création. Résonances – Résurgences – Transparences, le monde n’est qu’illusion dans la cosmologie bouddhique. La falaise de Bāmiyān est là pour mieux en témoigner, tout en soulignant au vu de son décor la gratuité du Beau à travers la silhouette élégante d’une plante aux allures d’arabesque, la fragilité d’une nature éphémère et fugace, qui, cependant, résiste comme le soulignent ces arbres qui ploient sous leur masse de fruits tout en soulignant enfin que l’humanité est d’abord faite de rêves, d’histoires et de légendes, au point que même les moines bouddhistes se sont crus obligés d’humaniser à la marge un discours, souvent passablement austère, que symbolise le stupa commémorant le parinirvana du Buddha, coupole pleine, juchée au sommet d’une volée d’escalier, entourée d’oriflammes, qui avec le temps suit un plan cruciforme. D’où ces quelques fleurs jetées de manière très gracieuse au hasard des peintures ou ce répertoire animalier purement décoratif, dont la présence à priori ne semble guère s’imposer pour illustrer un dogme qui prône le renoncement et le retrait du monde, l’arrêt de la chaîne des causes et des effets, la fin du désir et de tout attachement. Pierre Cambon, conservateur en chef, collections Corée, Pakistan/ Afghanistan, musée national des arts asiatiques‑Guimet, le 8 janvier 2019
Bernard Muntaner Bāmiyān disparition et renaissance éphémère Lorsqu’une bibliothèque brûle, qu’un navire sombre, qu’un village s’écroule, il se produit un arrêt du temps pendant lequel notre rapport au monde est pétrifé. Toutes les questions et les réponses qui tentent de saisir l’insaisissable ne font que nous renvoyer à notre impuissance de témoin. Lorsque ce ne sont pas les éléments naturels qui détruisent l’existant mais les hommes qui abolissent sauvagement un passé pétri d’histoire et de culture, alors, d’autres hommes se sentent concernés et investis d’une réparation à offrir à ceux qui, comme eux, ont été pris de sidération par des actes barbares. Lorsque les talibans ont fait exploser le 11 mars 2001 les trois bouddhas à Bāmiyān, scène filmée et diffusée dans les heures qui ont suivi, le monde s’est ému profondément car tout ce qui touche au patrimoine de l’humanité est de fait « sacré », au sens d’intouchable. Alors, comment redonner vie à ce qui a disparu ou est en voie de disparition ? C’est un voyage poétique et artistique que Patrick Pleutin nous invite à faire dans cette exposition d’installations, de courts‑métrages, de photos, de dessins peints, qui retracent les moments de rencontres, à deux reprises, de l’artiste dans les vallées de Foladi, Kakrak et Bāmiyān. Une vitre placée sur un chevalet adapté lui permet de dessiner en superposition la niche vide où se trouvait le bouddha de 55 mètres de haut, creusé dans la falaise. Il y placera pour le temps de l’effectuation un nouveau bouddha tracé sur la vitre à la peinture blanche, évoquant la couleur évanescente d’un fantôme resurgi d’une mémoire à partager. Une fois réalisé ce moment d’éternité fugace, l’image est effacée, et l’eau coule sur la vitre comme une pluie de chagrin sur la chose disparue. Avec les bouddhas, ce sont les peintures murales situées dans des grottes que Pleutin questionne. Il s’est nourri de ces dessins pour proposer des « variations » autour des thèmes et des sujets choisis. Il y voit là des problématiques de la peinture, voisines de celles de Matisse, une peinture en aplat, sans ombre. L’ombre n’apparaît pas dans la représentation du sacré, car elle inscrit les formes dans un espace profane en matérialisant le poids de leurs réalités physiques. Dès l’entrée de l’exposition nous sommes accueillis par une installation faite de sept grands châssis en losanges superposés et éloignés les uns des autres sur toute la hauteur. Ils sont tendus d’un film transparent sur lequel l’artiste a repris le dessin des plantes prélevé dans les grottes. Le pinceau trace une gestuelle de couleur blanche qui redit l’idée du fantomatique, de l’apparition, du surgissement du néant. Le tracé qui cerne et délivre les images tirées de l’herbier et du bestiaire est dessiné de façon rapide, dans un souffle, comme si l’exécution enlevée devait se prémunir de la possible disparition irrémédiable et programmée de l’image. Dessiner vite de peur que ça s’efface... Mais c’est aussi un temps de caresse que pose le pinceau sur le support tendu. Dans cette exposition tout est apaisement, comme une qualité première en opposition à la violence, à l’agressivité des hommes et à celle du temps. Le spectateur pourra lui aussi caresser les pages de ces grands cahiers offerts au public pour cheminer à travers les dessins colorés réalisés sur place en Afghanistan par Patrick Pleutin. Peut‑être portent‑ils encore le parfum des pollens, les odeurs et les saveurs de poussières de terre emportées de ces lieux. Une bande‑son accompagne les visuels dans la salle des murmures, les mots d’une poésie dite par des poètes et des poétesses semblent sortis des livres ouverts. Une spectaculaire tapisserie longe un mur et offre en écho la calligraphie d’Atiq Rahimi, qui danse une liberté poétique déliée, rappelant à propos de Bāmiyān, que le mouvement et le verbe sont l’expression du vivant... Bernard Muntaner Critique d’art, commissaire d’expositions janvier 2019
Camille Labro Magazine Le Monde, 10 juin 2017, N°299 Mon article sur l'alimentation des personnes âgées dépendantes est sorti dans M le magazine du Monde ce weekend, formidablement illustré par Patrick Pleutin, qui est allé à la Maison d'Annie pour l'occasion. et article que j'ai mis énormément de temps à sortir, sur l'alimentation des personnes âgées dépendantes, fragiles ou malades. Un sujet sensible, difficile et merveilleux à la fois, rendu possible grâce au travail et à l'humanité de certains professionnels comme Olivier Gilly, Nicolas Brocandel ou Xavier Cormary. Patrick Pleutin qu’est‑ce qui justifie cette pratique pluriforme d’être d’allé peindre en direct et Insitu dans les cuisines de la Maison d’Annie ? Il s’agit de la rencontre de deux types d’expression hors de leur cadre traditionnel : la peinture et le culinaire. La cuisine du peintre apparaît en regard du chef au travail devant ses fourneaux, et des résidents de la Maison d'Annie en train de participer à l'épluchage des légumes et des fruits. 
Croquis cartographiques Galerie Michel Journiac, Paris, mai 2017 Croquis / cartographie ‑ croquis cartographiques : un assemblage de mots Dessins, esquisse rapide, épure, ébauche, plan, planifier l’espace, rendre plan géographie, carte, voyage, rêverie, localisation, repères spatiaux, territoire, identifier, identité territoriale, cartographie technique de l’établissement du dessin et de l’édition de cartes, limites, définit et déterminé un territoire, cartomancie, cas, crime, délit, lien, relation, limite, ponctuation de territoires… Des ébauches, des esquisses rapides? Des cartes, plans, images, photographies, performances? Des transpositions conceptuelles? Ici les termes croquis et cartographiques, qu’ils soient titre, mots clé ou suggestions notionnelles, œuvrent mécaniquement et processuellement dans cette proposition d’exposition. Ils œuvrent pour créer des trajectoires dans l’espace de la galerie, ils œuvrent comme des lignes de fuite et des incitations pour disparaître dans les lignes des propositions, des systèmes de notation de notre rapport au monde. Une constellation de propositions et des invitations. Car ici les artistes s’invitent mutuellement pour penser cette richesse de la cartographie de notre rapport au monde sensible. Les dessins de Patrick Pleutin de l’intérieur des grottes de Bâmiyân qui se trouve tout à coup projeté sur la transparence des vitres de la galerie, laissant une ligne autonome envahir et cerner des espaces dans les ombres projetées qui pénètrent le lieu. Le relevé au sol d' Une écriture idéographique, Un dictionnaire , de Yona Friedman sous forme d'un jeu de cubes proposé par Jean‑Baptiste Decavèle agit en projection de la cartographie expérimentée et imaginaire des grottes de Bâmiyân : « il n'y a pas de transcription possible des territoires sans un rapport au langage. Ce qui lie la carte au dictionnaire, c'est l'analogie, il y a une analogie de la reconnaissance ». Des traductions, transcriptions pour déchiffrer le monde, libres de déposer les cadres et de multiplier leurs mouvements. Au départ il y a une part de jeu du peintre d’intervenir directement sur la cartographie et le paysage meurtri des bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan, une inspiration stimulée par les vides, la mémoire des volumes, des sculptures, des peintures, des réseaux labyrinthiques des grottes. Sa part de création est au service de la mémoire du lieu mais en aucun cas asservie à cette mémoire. Elle participe de l’inventaire des lieux mais sans en être un relevé scientifique et sans se présenter comme une des clefs de lecture des vestiges. Elle invente une relecture du lieu avec le lieu et pour le lieu. Humblement mais sans l’illustrer ou le reconstituer. D’où une modestie des moyens : – un pot de noir, un pot de blanc et de la terre, matériau organique du lieu, – une plaque de verre, véritable ouverture à l’intérieur, champ transparent qui joue sur la porosité et sur le hors champ et interroge la totalité de l’espace extérieur à la plaque, – un châssis de bois fabriqué sur mesure par les artisans menuisiers avec leurs techniques vernaculaires. Ce dispositif lui permet de créer in situ des peintures fantômes, uniquement captées par le numérique ( capteurs numériques de caméra, de l’appareil photographique et de l’Iphone.). Ce travail est soumis à l’effacement car c’est retrouver le sens profond du passage du temps, de la fragilité, de l’éphémère, notions auxquelles nous renvoie l’érosion de lieux si grandioses. «La grande majorité des croquis cartographiques dessinés par les hommes ont rarement survécu aux contextes immédiats de leur réalisation. Ils naissent généralement dans un contexte d'histoires orales (...) Les lignes d'un croquis cartographique reconstituent des gestes de voyage déjà éprouvés, dont les points de départ et d’arrivée, déjà connus, ont une histoire d'allées et venues. (...) Ce sont des lignes de mouvement. Le « mouvement de la ligne » retrace votre propre « marche » dans l'espace réel. C'est pourquoi les croquis cartographiques ne sont généralement pas entourés de cadres ou de limites.» Tim Ingold Technique : Peinture blanche (Posca) qui retrace directement sur vitrines de la galerie mon parcours‑mémoire et performatif de la cartographie des réseaux labyrinthiques des grottes des bouddhas de la vallée de Bāmiyān en Afghanistan lors de ma résidence Insitu fin août 2016. 
Palais de Tokyo mémoires de Bāmiyān En mars 2016, le monde négligeait le 15e anniversaire de la destruction par les talibans des Bouddhas de la Vallée de Bâmiyan, en Afghanistan. Cet acte traduisait pourtant la volonté de faire table rase du passé pour établir une société coupée de ses racines et de sa mémoire. Or dans un contexte aussi dramatique et traumatique une amitié fortuite et artistique a pu éclore, se tisser et donner jour à un travail. Ma démarche artistique et créatrice s’est nourrie depuis plus de dix ans d’allers et retours entre ma culture occidentale et celle d‘Asie Centrale. Il est toutefois important de souligner que j’entre en amitié et dialogue avec les lieux et leurs habitants, mais que ma création reste celle d’un artiste plasticien qui travaille avec l’érosion naturelle et culturelle, non celle d’un archéologue. Comment ai‑je travaillé? Bâmiyân m’a permis de me retrouver tout à la fois : ‑ à la croisée des chemins de diverses cultures, ‑ en plein espace et en pleine lumière naturelle, ‑ et dans un site minéral et a priori « immobile » qui m’a confronté à des déplacements très subtils (de lumière, de vent, d’érosion, de chutes de pierres…) à l’échelle d’un lieu et du déroulement d’une longue histoire, d’une durée séculaire lesquelles données autorisent une dilatation plus grande de l’acte de création, de surgissement ( à l’échelle d’une journée alors que la durée (1 heure ou 2 ) est une limite impérativement assignée par mes cadres de travail habituels (spectacles ou représentations chorégraphiques.)). Je voudrai de surcroît évoquer ce qui m’intéresse : c’est l’amitié du regard, c’est à dire un point de vue d’Asie centrale celui de mes partenaires le réalisateur afghan Mohammad Mehdi Zafari et franco‑iranien Reza Serkanian qui a monté le film. Car mon travail implique ce regard afghan en contre‑champ de ma peinture animée. D’abord Mehdi a capté dans les yeux des habitants leur étonnement, leur découverte de la représentation, du dessin, de la peinture en direct. Ensuite il a interrogé leurs réactions. Enfin il a restitué le cheminement des différentes performances sur cinq ou six jours. En effet, quel est concrètement mon processus de création ? Au départ il y a une part de jeu, d’inspiration personnelle, stimulés par les vides, la mémoire des volumes, des sculptures, des peintures. Ma part de création est au service de la mémoire du lieu mais en aucun cas asservie à cette mémoire. Elle participe de l’inventaire des lieux mais sans en être un relevé scientifique et sans se présenter comme une des clefs de lecture des vestiges. Elle invente une relecture du lieu avec le lieu et pour le lieu. Humblement mais sans l’illustrer ou le reconstituer. D’où une modestie des moyens : ‑ un pot de noir, un pot de blanc et de la terre, matériau organique du lieu, ‑ une plaque de verre, véritable ouverture à l’intérieur, champ transparent qui joue sur la porosité et sur le hors champ et interroge la totalité de l’espace extérieur à la plaque, ‑ un châssis de bois fabriqué sur mesure par les artisans menuisiers avec leurs techniques vernaculaires. Ce dispositif me permet de créer in situ des peintures fantômes, uniquement captées par le numérique ( capteurs numériques de caméra, de l’appareil photographique et de l’Iphone.). Je tiens à ce travail soumis à l’effacement car c’est retrouver le sens profond du passage du temps, de la fragilité, de l’éphémère, notions auxquelles nous renvoie l’érosion de lieux si grandioses. Initially there is a play by the painter to intervene directly on the bruised landscape of Buddhas of Bamiyan in Afghanistan, an inspiration stimulated by voids, memory volumes, sculptures, paintings. Its part of creation is at the service of the memory of the place but in no case enslaved to this memory. It participates in the inventory of places but without being a scientific record and without presenting itself as one of the keys of reading the vestiges. She invents a re‑reading of the place with the place and for the place. Humbly but without illustrating or reconstituting it. Hence a modesty of means: – a pot of black, a pot of white and earth, organic material of the place, – a plate of glass, true opening inside, transparent field that plays on the porosity and on The outside of the field and interrogates the entire space outside the plate, – a wooden frame made to measure by craftsmen carpenters with their vernacular techniques. This device allows him to create in situ ghost paints, only captured by digital (digital sensors of camera, camera and Iphone.). This work is subject to erasure because it is to regain the profound meaning of the passage of time, fragility, the ephemeral, notions to which the erosion of places so grandiose refers us. 
Christiant Leblé Color Concert du baccalauréat Composée en 2001 sur une commande de l’Orchestre de Paris Créée en janvier 2002 à Carnegie Hall de New York, lors d’une tournée de l’Orchestre de Paris aux États‑Unis. Color a été créée en France le 28 septembre 2002 dans le cadre du Festival Musica Dédiée à Christoph Eschenbach Ce concert symphonique est d’une espèce un peu particulière. Il s’adjoint un plasticien. L’orchestre compte cent‑vingt musiciens, il est en quelque sorte le cent vingt‑et‑unième. Il va peindre en direct au fil du discours musical. Comme dans d’autres formes contemporaines, la danse par exemple, il ne s’agit pas d’illustrer le son par l’image mais de confronter les disciplines, pour faire de cette exécution de Color une expérience artistique enrichissante et libre. Il ne s’agit donc pas d’une explication stricte, même si cette performance a été préparée à partir de l’analyse de la partition et nourrie par une rencontre avec le compositeur Marc André Dalbavie. Le plasticien Patrick Pleutin s’était déjà immergé dans Color l’année dernière lors d’une expérience menée avec des élèves de Terminale du Lycée Racine de Paris qui avaient composé collectivement leur propre partition à partir des principes utilisés par Marc André Dalbavie. Il s’associe ici avec Marie Poulanges, altiste de l’Orchestre de Paris. Marie Poulanges a vécu la première exécution de Color, sa « création », lors d’une tournée à New York en 2002. Les deux artistes ont travaillé à confronter le point de vue du peintre à celui du musicien, à marquer la partition d’interventions précises pour aboutir à un découpage jalonné d’ambiances, de caractères qui se matérialiseront au fil du concert. Le concert se déroule en deux temps. Avant que Color soit jouée intégralement, Marie Poulanges et Patrick Pleutin parcourent l’œuvre et mettre en relief trois passages. Ces trois temps correspondent aux trois phases que traverse la musique de Color, qui naît, s’ouvre et se développe, avant de se refermer sur une unique mélodie. L’œuvre commence par un accord de harpe, une entrée des cuivres fortissimo, un très long ré soutenu par les contrebasses, une grande descente mélodique… en tout, ce seront cinq aspects importants qu’il faudra garder en tête. En contrepoint à cette introduction, Parick Pleutin joue de formes géométriques, en référence au plasticien Daniel Buren, proche du compositeur. Buren a choisi dans son travail non pas de rompre avec le musée, lieu d’exposition par excellence des arts plastiques, mais d’interroger cette tradition pour la renouveler. De la même façon, Marc André Dalbavie revenait en 2002 à l’espace conventionnel de la scène de concert, avec les instruments acoustiques de l’orchestre, après avoir composé des œuvres spectrales ayant recours à l’électronique et mettant en œuvre une spatialisation du son par haut‑parleurs. D’autres formes surgissent ensuite de la palette de couleurs projetée sur l’écran : des références du Moyen‑Âge, comme le bestiaire fantastique des licorne, lion, centaure… Mais il faut que Marie Poulanges freine ce Picasso grand format qui tague la musique de ces grands coups de pinceau : Color, ça ne veut pas dire couleur, du moins pas ici, ou pas uniquement : c’est dans la musique du Moyen‑Âge un principe d’engendrement mélodique. Cette définition, volontairement ronflante, est choisie pour éclairer le travail auquel se livre le compositeur dans la partie centrale de son œuvre : il adopte sept principes de composition, comme un vocabulaire d’écriture précis. Ce sont : ‑ les glissandos ‑ les broderies au violon ‑ la pédale pulsée ‑ les triples croches ‑ les accords brefs et accentués ‑ la descente ou ascension ‑ les bribes mélodiques Pour Marc André Dalbavie, cette partie centrale fonctionne comme une joute verbale, une battle pourquoi pas, dans laquelle les protagonistes s’interrompraient les uns les autres, de façon précise et claire, mais dans un chaos croissant. C’est pourquoi cette phase de l’œuvre est associée à une peinture de points. Marc André Dalbavie a réagi à cette suggestion en parlant d’un portrait par l’artiste allemand Sigmar Polke réalisé avec des points peints, imitant l’image numérique faite de pixels. Le troisième extrait proposé pour cette première écoute correspond à la toute fin de l’œuvre : les sept principes sont exploités jusqu’à l’essoufflement, la mélodie des instruments à vents est avalée (dixit le compositeur) par celle de la harpe, qui termine quasi seule la pièce. Une impression de destruction, d’effacement cohabite donc avec une autre, de résurgence. On peut y voir une analogie avec l’Histoire de la musique, qui a vu naître la mélodie, principe délaissé par les compositeurs du xxe siècle à partir de Webern. Alors, comme s’interroge Marie Poulanges, Marc André Dalbavie veut‑il réinventer cette mélodie aujourd’hui bien déglinguée ? Et le peintre, Patrick Pleutin, peut‑il trouver un contrepoint visuel à ce travail de construction / déconstruction ? L’exécution intégrale de Color reprend ces éléments de réflexion visuelle : une succession de phases de construction et de destruction, d’abord à partir de figures géométriques puis autour d’éléments figuratifs (les références médiévales évoquées plus haut, bestiaire, herbier...) le jeu de points accompagnant ensuite les sept principes de composition avant un retour à une structure architecturale évocatrice du Moyen‑ Âge (avec dans la musique une référence au chant grégorien, à l’Ars Nova) enfin l’évocation de la ville moderne par des formes devenues verticales, effacées, recouvertes, jusqu’à la mélodie‑harpe qui conclut la pièce et ramène le blanc intégral à l’écran. Color peut donc être approchée comme un musicien ou un plasticien approche son art au xxIe siècle. En musique, c’est la mélodie qui a été abandonnée, en peinture c’est le figuralisme qui fut évacué à partir de Malévitch. Tous les artistes ont donc eu à livrer un combat avec l’Histoire et avec eux‑mêmes, qui pour renouer avec cette tradition rompue, qui pour s’en éloigner. Matisse par exemple a retrouvé la danse à travers le Moyen‑Âge et du même coup une façon d’échapper à l’hyperréalisme du xIxe siècle en évacuant la perspective. Pour Marc André Dalbavie, les éléments musicaux sont apposés de façon conflictuelle, le cataclysme est essentiel pour que la mélodie se libère de la tradition. Par le basculement vers le drame, il fait réapparaître dans la musique d’aujourd’hui cette mélodie annulée au xxIe siècle. Marc André Dalbavie né en 1961 Color, pour orchestre Andris Poga direction Marie Poulanges présentation Patrick Pleutin peintures Olivier Causse vidéo Orchestre de Paris Eiichi Chijiiwa violon solo Durée approximative du concert : 1h Christiant Leblé 
Vincent Pélissier S’il n’y avait dans tout écrit sur une œuvre peinte un subterfuge, un détournement, une fuite pour échapper à l’hébétude ou au léger coma qu’elle instruit, s’il n’y avait de plus le scrupule de tout descripteur à se faire inévitablement prescripteur, alors on se risquerait à dire, à raconter, à comprendre comment on va, comment Patrick Pleutin est allé de ses grands corps nus aux falaises de Bâmiyân. Ponendo tollens dans cette voie de traverse, avançons. Un peintre, comme le souligne Ortega y Gasset à propos de Velasquez, se caractérise tout autant par ce qu’il peint que par ce qu’il ne peint pas. Ce qu’il ne peut pas peindre, ne veut pas ? Et ceci non seulement dans le divers des possibilités iconographiques, mais aussi à l’intérieur de sa toile. Et vous l’avez remarqué, dans les grands nus de Patrick Pleutin, dans ces expositions très crues, dans cet effarant vis à vis qui s’impose avec des corps de femmes, on n’y voit pas trop clair en matière de nudité. La nudité, toujours se dérobe. Je me souviens qu’un poète ‑ Salah Stétié ‑ écrivait que la nudité est toujours promesse de nudité. La nudité est du côté de la pudeur, d’un ombilic de nudité, du côté du linge ou de la chevelure que la pudeur réserve, à une époque donnée, aux Vénus et aux Olympia. Et de fait, il ne suffit pas d’ôter le drap ‑ qui s’avançait lui même soudain au cœur de l’image et aussi de l’art de peindre ‑ des Vénus ou des Olympia pour parvenir à la nudité. Des peintres l’ont compris, qui plutôt que d’ôter le linge en sont venus à faire effraction, à inciser la peau. Comme si la nudité se refusait à eux, ils sont allés à la boucherie, à l’obscène familier, ils en sont venus à des éventrations, des tableaux de viscères, à des violences de carcasses, à des grands bœufs pendus, à des écorchages, à des sangliers noirs et fendus. Dans le temps qu’une cruauté ordinaire côtoyait la vie ordinaire, et la bonté même s’y accolait ou s’y mêlait, dans l’obscurité des jours, ils ont peint ça dans le clair ‑ obscur que devait être ces temps. D’autres, plus tard, et comme pour répondre peut‑être à d’autres violences, à des violences de masse, ont trituré les corps, les ont désolidarisés de toute pesanteur, de leur enveloppe individuelle, y ont porté le vertige et d’infinies nuances de flou. Ici on fréquente une limite, peut‑être un hiatus, entre le nu et l’obscène. (C’est un rebord que la photographie rencontre elle aussi, comme lorsque des nudités confondantes sont assorties d’une attention vers une cicatrice ou un tatouage sur la peau.) Je voudrais dire quelque chose de cette limite, ou plutôt de cet « entre deux », là . On y voit trop et on n’y voit pas grand ‑ chose. Ce sont des êtres humains, indubitablement, de toutes leurs forces, mais quels humains, leurs noms, et quand, et où, on ne saurait dire, jamais. Bord de la présence extrême et bord de l’anonymat complet. Il n’y a rien dans ces anatomies, qui malgré ce qui subsiste d’un art maîtrisé du dessin, dans ces contours charbonneux accusant tout un jeu de muscles et de chair, avec même des échos d’un ancien académisme, qui s’attache à quelque chose comme la seule précision, la virtuosité, l’impeccable. La forme s’affirme assurément, se cherche à la façon d’une esquisse fébrile et vibrante, et tout ensemble se détériore, se décompose, semble renoncer jusque dans certains détails qui sembleraient avoir été négligés, abandonnés au hasard de l’évocation doigts très fins devenus griffes, talons proéminents qui excèdent leurs proportions. Bord de la forme et bord de l’informe. Ce sont des masses, vraiment, indubitablement, alors qu’aucun des moyens usuels de la mise en relief ‑ perspective, ombres ‑ ne sont ici systématiquement utilisés. Le nu surgit sur le fond abstrait d’un vague drap à la substance parfois rocheuse, en l’absence d’arrière ‑ plan, de décor identifié ou même d’espace. La lumière est infuse, partout décelable et pourtant sans source et sans direction. Extrême du volume et réduction catégorique au plan. Les corps sont ocre, orangés, fauves. Les fonds sont prune, bleus, bleu‑gris, violets. Bord des teintes chaudes et bord des tons glacés jusqu’à l’électrique. Emmêlement ou plutôt échange entre les deux toujours un peu de la matière froide éclabousse le corps téton prune, aisselle blafarde, cuisse très pâle. La jonction des couleurs entre le corps et le fond ne coïncide d’ailleurs jamais tout à fait avec le trait du dessin. De grandes touches franches épandent largement ces couleurs souvent brutes, primaires, minérales, lumineuses mais le tableau est ensuite comme tourmenté d’une averse de cendre ou de charbon, encalaminé, ruisselant de suie, criblé de météorites noires. Bord de l’éclat, de la foudre, du vif et bord du fuligineux, du ténébreux, du boueux. L’impression que peuvent faire à l’imagination ces corps, leurs poses et leur mouvement, est également complexe indiscutablement corps de femmes, aux attributs de corps de femmes, émouvants, intimement émouvants, suggestifs, mais aussi décrépis, avachis, comme ayant renoncé à l’effort d’une grâce, d’un port, d’une « tenue » féminine. Incroyablement vigoureux, puissants, et pourtant habités d’une certaine désolation. Dotés de membres solides, plantureux, de pieds noueux et larges, et voués à des poses régressives, effondrés sur eux ‑ mêmes, sans maintien, abandonnés à une absence de maintien. Corps un peu vieillis, ou que la maturité taraude, et pourtant livrés à l’ingénuité, à des attitudes toutes enfantines. Bord de l’éros, du sensuel, et bord de l’ingénu, de l’innocence. Enfin, vous l’avez vu, bien sûr, il y a des parties du corps qui ne se peignent pas le visage et le sexe toujours, chacun à leur façon, sont absorbés, noyés, diffus, abscons. Ces femmes écartent sans vergogne leurs cuisses, leurs fesses mais de ce qui s’ouvre au fond, de ce qui leur fend le corps, de ce qui s’abouche à l’obscur et à l’humide, à l’invisible, on ne voit jamais rien. Est‑ce qu’elles gémissent, est‑ce qu’elles souffrent, est‑ce qu’elles sourient ? On n’en sait rien. Leur regard, à elles, dans ces tableaux, est‑ce cela qui les ferait basculer dans l’obscène ? Mais j’en viens à l’Asie, au centre de l’Asie, aux vallées de l’Afghanistan. Là où des grands corps dorés de bouddhas, de grands visages aux regards de voyant ont semblé à certains impossibles à contempler. Cet impossible, s’il s’agit bien de cela, de cette impossibilité de la représentation qui hante depuis si longtemps l’humanité, de ce risque du regard qui est à la fois tutoyé et distrait dans les figures nues de Patrick Pleutin, de cet effroi mortel devant la Gorgone, s’est transmué ou dissimulé en loi, en interdit. Et comme il est dans nature des lois de s’effectuer, de passer dans la force et dans la guerre, cet interdit s’est doté de mines, s’est accompli (et là de façon obscène, avec une franche détermination à ne pas laisser au hasard et à l’imprévu l’exécution, avec des calculs froids d’artificiers doublés de modernes « communicants ») dans la poudre et la destruction. Je hâte le pas. Car il ne vous a pas échappé que le terreux, le volcanique, l’énergétique qui fulminait dans les nus se retrouve dans les falaises brûlantes, dans les parois rouges, et elles aussi pulvérisées de noir, de Bâmiyân, et d’une autre manière dans les cellules jaunes, accablées de lumière, presque blafardes d’Hérât. Dans la falaise toujours, il y a ce vide, cette tache sombre, cette encoche dans la muraille, cette fente, cette énigme. Là aussi, il y avait quelque chose d’impossible à voir, et qui de fait, aujourd’hui, a été réellement supprimé par ceux que l’impossible accable et qui veulent alors l’incarner, se l’approprier, en faire leur propre loi. Cette faille noire qui témoigne d’un effroi ancien et d’un récent saccage, galvanise tout l’espace, toute la vallée autour. Les tableaux de Patrick Pleutin, qui sont les tableaux d’un temps où le saccage est consommé, où lui ont, d’une certaine manière, rendu son office, son énigme. Dans le tableau, bien sûr, et non là‑bas, à Bâmiyân. Ce vide que de grands Bouddhas occupaient, au grand scandale et à l’effroi d’hommes de poudre et de possible, d’exécutants, a pris dans le tableau la place sombre qu’occupe le sexe des femmes dans les tableaux de nus. On pourrait dire que les tableaux de Patrick Pleutin, sans éviter la force et la tristesse de cette violence, enfouissent l’invisible vide qui résulte du saccage ils ne le réparent pas, ils ne montrent pas non plus la niche désolée comme pourraient le faire des clichés de reportage, ils lui épargnent l’obscène, ils désignent simplement, sans pudeur excessive ni voyeurisme, le lieu d’un inconnu qui fut sacré. Et désormais, d’une certaine façon, le reste. Entre les deux séries de toiles, entre les femmes et les falaises, il y a une histoire que Patrick Pleutin a peinte et filmée. Très vieille histoire. D’un type que l’impossible n’accablait pas et que les lois n’enchaînaient pas. Il est moine, il est bouddhiste, il vit en Chine, au début du septième siècle. Son Empereur a lui aussi des interdits, des lois. Il ne doit pas sortir de son monastère, ni quitter le pays. Il le quitte. Il s’en va, s’accroche à une caravane, traverse des déserts, des montagnes, non sans toutes sortes de hauts périls qu’il y a quand au septième siècle on veut se rendre depuis la Chine dans les régions du nord de l’Inde et au centre de l’Asie. Pourquoi part‑il ainsi ? Parce qu’il est insatisfait. Parce qu’une question de texte le turlupine. Parce qu’il n’y a, dans les monastères chinois que des traductions incomplètes, hâtives, des grands livres écrits en sanscrit. Il veut connaître les originaux, rencontrer les savants de l’Inde et du Tibet. D’une certaine façon, il veut voir ce que l’Empereur ne lui permet pas de voir. La source. L’énigme. Le pays natal de son dieu à lui, Chinois, quand en Chine son dieu n’est pas encore très puissant. Que l’Empereur s’en moque. Ainsi il voyage, à pied, vous le savez. On vous aura dit aussi qu’il n’était pas seul. Qu’avec lui il promenait un tigre apprivoisé. Il ne dit pas comment on apprivoise les tigres, leur regard perçant et leur force, comment on tient à sa main ou à sa voix une force de tigre, une mâchoire de tigre, les griffes démesurées d’un tigre. Mais c’est ainsi, la plus grande force d’un fauve et la plus grande sagacité d’un moine traversent le nord de l’Inde, franchissent des vallées, des cols enneigés, entrent dans d’innombrables monastères. Et au bout de trois ans, ce couple ‑ là arrive dans une vallée perdue. Au nord de l’Afghanistan. C’est Bâmiyân qu’ont devant eux le moine et le fauve. Bâmiyân où sont des milliers d’autres moines et où au fil des siècles, à l’écart du monde, on a érigé et sculpté les plus grandes et riches figures qu’il y eut en ce temps ‑là. Il veut voir ça aussi. Le tigre le suit. Vincent Pélissier Septembre 2009 
Emmanuel Rivière Tableaux ‑ Falaises La falaise, le rocher, la grotte, comme genèse de la peinture : Courbet scrutait et peignait sa Grotte Sarrazine et il suivait en peinture les reliefs des falaises de la Loue, jusqu’à sa source. Cézanne, lui, sondait les coupes de terrain au pied du Château noir, au fond de la Carrière de Bibémus, au pied des Meules il perçait le paysage aixois de mille vues dirigées vers le massif cristallin, plissé, et stratifié de la montagne Sainte‑Victoire. Ni paysage familier, ni modèle parcouru, ni réminiscence d’un voyage, la falaise que peint Pleutin est paradoxalement une falaise rouge inaccessible et jamais contemplée de visu par le peintre : Bâmiyân, une falaise suspendue entre réalité et fiction, entre occident et orient un long et haut mur naturel d’ocre rouge, encadrant une vallée en Afghanistan, entrevue par le peintre uniquement à travers des récits, des livres, des témoignages sonores, des photographies innombrables qui parsèment ses ateliers et nourrissent son œuvre. Les rochers de Bâmiyân sont d’abord apparus comme le fond et le leitmotiv d’un film d’animation (un court‑métrage intitulé précisément Bâmiyân), dont Pleutin peint et anime les milliers d’images pendant presque deux ans. Au terme de la réalisation du film, et de retour à la peinture, la falaise remontera au premier plan du travail de l’artiste, et elle s’imposera dans une série de « stations » picturales fortement colorées, traitées de manière vigoureuse et monumentale. Vues à travers des photographies, Bâmiyân se déploie comme un long ruban rocheux, composé de sortes d’immenses stèles collées les unes aux autres, incisées par le haut de saignées verticales qui rythment l’ensemble et lui donnent une solennité architecturale. Dans son tiers inférieur, la falaise d’origine est constellée d’orbites sombres, autant d’yeux noirs qui nous fixent, nous hypnotisent, et forcent l’œil à errer sur la paroi (ces trouées sont en fait des grottes creusées et peintes dans leur intérieur par les anciens habitants bouddhistes de la vallée). Dépassant toutes les autres en taille, deux grandes excavations jumelles, de forme vaguement ogivale, ont abrité respectivement deux immenses Bouddhas, l’un de 35 mètres de haut et l’autre de 55 mètres, sculptés et érigés par des artistes iconolâtres au IVe siècle de notre ère, puis partiellement défigurés par des iconoclastes au XVIIe siècle, et définitivement explosés et arrachés à la falaise en mars 2001. Falaise originelle et falaise terminale, donc, quasi eschatologique, où se sont jouées dans le même lieu et sur le même plan une inscription matérielle positive et une inscription matérielle négative, comme les deux pôles d’un récit mythique célébrant l’avènement de l’image, puis son occultation saisissante, laissant les milliers de spectateurs du monde profondément désemparés, et le peintre aussi bien sûr. Vus avant l’exposition, les tableaux de Pleutin éclairent les murs de l’atelier de Cachan comme des flaques de couleurs redressées. Celles‑ci ne reflètent précisément nulle figure, nul visage, nulle silhouette, et ne renvoient peut‑être qu’à la couleur de rochers liquides chauffés par un soleil déclinant. Dans la candeur et la grandeur de son entreprise, il y a un peu du peintre Frenhofer dans Pleutin. « Approchez‑vous, vous verrez mieux ce travail. De loin, il disparaît. Tenez ? Là, il est, je crois, très remarquable… » nous dit le peintre en montrant le maelström de la surface picturale. Et comme dans ce moment ultime du Chef ‑ d’œuvre inconnu, on ne verra peut‑être là, au lieu d’un corps, que « des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres, qui forment une muraille de peinture ». Frenhofer, peintre balzacien du Chef ‑ d’œuvre inconnu, désirait capter le flux du sang sous la chair, et l’évanescence de l’air tout autour. Dans ces nouvelles peintures, Pleutin a fait disparaître les corps qui l’ont hanté si longtemps, pour leur substituer un limon rouge, diffus et immense, soit l’alliage du sang, de la lumière solaire et de la roche, c’est‑à‑dire un effluve sans contour ni contenant, libre d’irriguer le rocher dressé et d’y tracer ces sillons imprévisibles, libre de coaguler sur les frontons ou de se répandre en pluie dans les avens. Dans ses grandes falaises « rouges corail hélios », l’artiste peint le sang sous la roche, ou plutôt, il peint le sang des roches grandes roches rouges carminées virant au violet à l’approche de l’ombre, ou pierres vermillonnées portées à l’incandescence sous le feu du soleil. Pleutin se situe dans ce lignage des peintres qui de loin en loin ont défait et recomposé le tableau dans la couleur (Delacroix ‑ Monet ‑ les fauves ‑ Nolde - etc.). Se remémorer à nouveau Balzac : « Le diable, vous le savez, est un grand coloriste ». Pleutin, diable de peintre ! Le peintre prend ici le risque du débordement, voire de l’effondrement au terme d’un processus de création qui flirte avec les gouffres, ceux où s’épanchent un flot pictural incontrôlable et informel. Mais il donne en même temps au tableau la possibilité de sa transformation et de sa sublimation par des moyens spécifiquement picturaux, et particulièrement par l’usage de la couleur, la couleur ici pratiquement restreinte au spectre des rouges, le rouge et toutes ses nuances : rouge vermeil, rouge sang, rouge incarnat, rouge feu… Décliner dans la peinture toutes les humeurs du rouge, et au‑delà, installer le rouge hors de toute contingence et hors de toute vraisemblance : le rouge hors de ses limites.* La plupart des grandes « murailles de peinture » érigées tout au long de la modernité n’ont pas eu de cesse d’affirmer leur verticalité, le tableau étant vu au final comme un pan adossé et étendu sur le mur qui le porte, le tableau étayant la verticalité du mur lui‑même. Et pourtant, il faut bien considérer que les tableaux paradigmatiques de Pollock, Soulages, ou Richter, par exemple, ont été réalisés d’abord dans l’horizontalité, sur une table ou sur le sol. De la même façon, les tableaux de Pleutin sont partiellement ou totalement constitués ainsi : des étendues de matières colorées étirées d’abord dans l’horizontale, sur le tableau posé à même le sol, sur une parcelle plane du monde que l’artiste s’approprie et qu’il circonscrit par ses gestes. Les couleurs se recouvrent alors peu à peu les unes les autres pour constituer une géologie organique et secrète, renvoyant au motif initial des rochers de Bâmiyân, formant ainsi le pan de peinture qui sera relevé sporadiquement dans la phase de création (pour avoir un aperçu global de l’œuvre à différents moments de sa gestation), puis dressé définitivement à la verticale contre le mur, quand la falaise se sera incorporée dans la peinture. Emmanuel Rivière Août 2009 * Voir sur ce point l’excellent texte de Didi ‑ Huberman : La peinture incarnée.